vendredi 11 octobre 2013

Le garçon incassable de Florence Seyvos aux éditions de l'Olivier

Une jeune femme est seule dans une chambre d'hôtel à Los Angeles. Sur un papier, deux adresses des résidences de Buster Keaton "the little boy who can't be damaged". L'importance du regard s'écrit dès le premier chapitre dans l'exercice de convergence auquel s'astreint la narratrice, comme si elle nous montrait déjà qu'elle voulait diverger de sa première intention qui était d'écrire une biographie de Buster Keaton. Pour le comprendre, regardons ailleurs. En parallèle donc, elle va raconter l'histoire de deux Henri handicapés. Chacun d'entre eux évoluera au prix d'efforts et d'une éducation parfois impitoyable à un degré de développement presqu'inespéré en regard des troubles dont ils sont atteints. La narratrice est successivement la nièce du premier et la demi-soeur du deuxième. Elle a cette approche silencieuse et pudique des enfants qui observent. Une empathie lucide et tendre s'écrit en suivant Henri, squelettique et prognathe, celui qui sait attendre et subir ce que son père veut pour lui, opiniâtre. Buster Keaton se pliera lui aussi à être le garçon qu'on a voulu qu'il soit. D'abord projectile dans le spectacle de ses parents, il sera le roi de la chute, celui qui trébuche et fait rire. Sous les masques parfaitement adaptés, enveloppant les formes comme des carcans, il y a cependant ce que disent les corps d'une détresse originelle, d'une personnalité inextinguible et inestimable. La main recroquevillée d'Henry restera plus lisse et souple qu'un pétale de coquelicot,  Buster Keaton restera toujours imperméable aux coups, protégé au dedans de lui-même. On sort de ce livre touché et en ayant imperceptiblement ouvert son esprit, avec l'envie de se plonger dans la filmographie de Buster Keaton, sachant ce qui l'a construit.

p 22 : Quand il eut fini de boire, Henri posa son verre sur la table et soupira. L'air qu'il avait avalé en buvant s'échappa alors en un rot qui le surprit, et il fut pris d'un fou rire inextinguible, qui nous gagna aussitôt, mon frère et moi. Nous riions en silence, timidement, nerveusement, nous tortillant comme des asticots sur nos tabourets. Puis le fou rire d'Henri se mua en spasmes d'excitation et de joie, il se secouait, et son visage heureux, bouche grande ouverte, souriait à un public invisible qui communiait avec lui depuis le plafond de la cuisine. Son père mit fin à cette crise de bonheur, à cette démonstration flagrante de débilité. 
 - Henri, cesse de rire bêtement.
Cette phrase est peut-être celle qu'Henri a le plus entendue dans sa vie. Ne ris pas bêtement, arrête de rire bêtement. 
 - Arrête de rire, disait aussi mon grand-père à mon oncle Henri, l'enfant de la photo, quand celui-ci pendant le dîner communiait avec ses anges personnels au plafond de la salle à manger, dans le grand appartement lyonnais. Mais cet Henri-là répondait alors à son père, d'un ton coupant:
 - Je ne riais pas. Ce n'est pas comme ça que je ris.
Henri, le deuxième Henri, n'a pas cette vitesse dans la répartie. Et s'il lui arrive souvent de résister à son père, autant qu'un bloc de béton armé peut résister à des coups de pioche, quand son père lui dit de s'arrêter de rire, il s'arrête aussitôt. Un masque de statut s'abat sur son visage. Mais dès que son père cesse de le regarder, il tourne discrètement la tête pour échanger avec lui-même un dernier rire muet. 


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