vendredi 13 novembre 2015

L'imposteur de Javier Cercas traduit de l'espagnol par Elisabeth Beyer et Alexander Grujicic aux éditions Actes Sud

"C'est comment déjà ce vers de Pessoa , "Feindre est le propre du poète. /Il feint si complètement /Qu'il en arrive à feindre ce qu'est la douleur / La douleur qu'il ressent vraiment. " C'est ça Enric : un poète."p 418

L'imposteur Enric Marco, dans une période où la mémoire historique était à la mode, a fait croire à beaucoup qu'il était un rescapé des camps de concentration. Le livre s'efforce de démanteler, preuves à l'appui, ses mensonges pour s'attacher ensuite à l'origine du mensonge et à son universalité, à l'imposture qu'est le langage. Dans tout ce qui concerne Enric Marco, Javier Cercas utilise une écriture journalistique, reste au plus près des faits ou de ce qu'il arrive à déceler sous le bavardage et la fabrique de l'histoire. Quelques preuves révèlent soudain une vérité qu'on croyait mensonge ou un mensonge qu'on croyait vrai. On sent l'auteur tendu, gêné dans l'écriture qui peut-être honorerait l'homme encore, satisferait son narcissisme. Javier Cercas ne voulait pas écrire ce livre. "Parce que j'avais peur" dit-il . Mise à nue, raconter l'histoire vraie d'un menteur, sans mentir ou le moins possible, un défi impossible, un livre impossible.  Enric Marco est-il génial, fou, un autre Don Quichotte qui comme Alonso Quijano a réinventé sa vie à cinquante ans? Où trouve-t-on les racines de ce soucis de la reconnaissance d'autrui et pourquoi a-t-il trouvé chez les autres l'admiration nécessaire pour se forger un destin de héros? Enric Marco cherche à convaincre plutôt qu'à assumer sa propre vérité, une espèce d'antidote au silence, un bavard invétéré, un homme de foule. A partir de là, Javier Cercas médite sur sa condition d'écrivain, d'inventeur d'histoire, sur son propre narcissisme. Peut-on écrire un chef-d'oeuvre en se servant d'une aussi sale histoire un peu comme Truman Capote s'est servi de deux criminels pour écrire de Sang-froid et Emmanuel Carrère de Jean-Claude Roman pour l'Adversaire. Enric Marco n'a tué personne, en tout cas il ne l'a pas dit, on en sera pour nos frais en ce qui concerne le frisson. Il est l'essence même de l'anti-héros. C'est un embobineur, un lâche, un beau-parleur mais intelligent. Il a dans le roman de sa vie l'envie de séduire et d'être aimé, des raisons ( pas des excuses) d'avoir poussé très loin le mensonge mais dans un contexte comme celui de la guerre d'Espagne et la dictature de Franco, qu'aurions-nous été? Et là, c'est sur son peuple que Javier Cercas s'interroge, sur les mécanismes du compromis grâce auxquels les  Espagnols ont vécu l'après franquisme. Beaucoup d'Espagnols se sont réinventés à la sortie de la dictature. Javier Cercas, reprend cette phrase de William Faulkner où il dit que le passé ne passe jamais. Pour éviter de le subir Enric Marco avait très bien compris qu'il fallait le modifier.
Javier Cercas cherche la vérité, qu'elle soit celle du bourreau, de la victime, de l'individu, mais aussi la sienne, en se mettant en scène avec ses doutes et ses petits compromis. Comprendre l'autre et soi-même. p12 "N'est-il pas indispensable d'essayer de comprendre toute la confuse diversité du réel, depuis ce qu'il y a de plus noble jusqu'au plus abject?"  Est-ce en héros qu'il écrit pour sauver Enric Marco, ou pour camoufler d'autres raisons moins louables? C'est un livre passionnant qui revisite l'histoire de l'Espagne, le travail d'écrivain. Il  pose, niché dans des digressions surprenantes des questions vertigineuses sur nos propres impostures, sur les personnages de romans bien plus immortels que ces héros de chair et d'os. Même la vie rêvée d'Enric Marco n'a pas le poids du papier... ou d'un livre de Javier Cercas.


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