mardi 3 mai 2016

Mémoire de fille de Annie Ernaux aux éditions Gallimard


Annie Ernaux, après ses premiers romans dont le quatrième La Place (84) est couronné par le prix Renaudot, n'a cessé de chercher la forme pour des récits qui s'appuient sur sa vie, ses souvenirs pour écrire une histoire collective. Née en 1940, ses parents tenaient un café-Epicerie à Yvetot où elle va passer son enfance.  Agrégée de lettres, elle deviendra enseignante. Elle est l'auteur de La Femme gelée (1981) Passion Simple (92) L'Evènement (2000).
Dans Mémoire de Fille, "Elle", qui n'a pas encore dix-huit ans arrive à S pour son premier poste de monitrice de colonie de vacances. On est en 1958, elle ne sait rien de la vie, éducation stricte dans une institution religieuse, enfin lâchée par sa mère qui veille sur sa bonne conduite. Beaucoup d'"ignorance sociale" et  "l'orgueil d'une reine" puis le rêve d'une histoire d'amour même si elle lit Les Fleurs du mal à la place de Nous Deux. Rapidement après son arrivée, elle va passer la nuit avec le moniteur chef qui va la déposséder de ce corps brutalement sans qu'elle résiste et Annie Ernaux écrit : "Il me semble que je ne peux m'approcher d'avantage de la réalité. Qui n'était ni l'horreur ni la honte. Seulement l'obéissance à ce qui arrive, l'absence de signification de ce qui arrive." Pour le lecteur aussi c'est violent, spectateur impuissant de l'incroyable déroulement d'un mauvais film où la fille est raillée, moquée, bafouée abandonnée par ce moniteur qui la reprendra une fois dans son lit avant de disparaitre définitivement de la colonie et de sa vie. Mais on peut aussi s'approprier le récit, comprendre le corps qui après va s'affoler, continuer une course folle qui fera d "elle" "une putain sur les bords". L'écriture des faits bruts engage dans ce temps de 58 avec la fille. Cette manière aussi d'être peu concernée par l'actualité de l'époque pourtant lourde à cause de la guerre d'Algérie; la grande affaire de Annie D occulte sa vue au-delà des murs de la colonie. Juste des images fugaces de lettres "par avion" posées sur le bord d'une assiette.  Qui sommes-nous dans ce monde là, cette fin d'adolescence rendue dans tous ses débordements quand le cerveau se dissocie du corps et qu'avoir lu Sartre n'est d'aucun secours ? Je dis "nous" parce qu'elle touche là quelque chose dans le fondement de nos vies de filles, quelle que soit l'époque, marquées par une éducation, une culture, une classe sociale. Parce qu'on y revient avec Annie Ernaux  à cette difficulté à trouver sa voie, quand les modèles proposés échappent à tous les repères sociaux connus. Le récit découpe deux ans dans la vie d'Annie Ernaux où va se jouer l'avenir.
  Les Années  avait fait dans le paysage des écrits d'Annie Ernaux une sorte d'avancée, un changement de forme, une liberté dans le style où les images, les évènements, les choses dégageaient  un territoire enfoui de souvenirs communs. Nous arrivons avec Mémoires de Fille à un lieu profond, jusqu'à là inviolé, camouflé par la honte, "La grande mémoire de la honte; plus minutieuse, plus intraitable que n'importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte." La distance maintenue par Annie Ernaux  qui lui faisait parler d'"elle" de manière impersonnelle est transfigurée par l'utilisation conjointe d'un je qui vient rejoindre l'écrivain de maintenant qui fait qu'elle est "elle" aujourd'hui en n'étant plus l'elle d'hier mais en lui rendant les faits bruts. Retrouvailles de deux filles dans le temps. "Dans ces conditions, dois-je fondre la fille de 58 et la femme de 2014 en un "je"? Ou ce qui me parait, non pas le plus juste - évaluation subjective - mais le plus aventureux, dissocier la première de la seconde par l'emploi de "elle" et de "je", pour aller le plus loin possible dans l'exposition des faits et des actes. Et le plus cruellement possible, à la manière de ceux qu'on entend derrière une porte parler de soi en disant "elle" ou "il" et à ce moment-là on a l'impression de mourir."p22  L'écriture comme un couteau, c'est ce qu'on découvre là quand l'histoire est racontée montrant le dénuement de la protagoniste, pas d'analyse, ni d'introspection. Il s'agit de mettre de la lumière dans un coin sombre sans que rien ne change de place, classe sociale, corps vierge, corps de garçons, premières sur-pats, musique.
Il y a dans Mémoire de Fille une urgence qui saute aux yeux, celle qui justifie l'écrivain qu'est aujourd'hui Annie Ernaux, mais aussi quelque chose à exhumer :"Souvent, je suis traversée par la pensée que je pourrai mourir avant la fin de mon livre." Dans l'entretien de la Matinale du Monde du 3 Avril 2016, elle dit :
"Même si je suis persuadée que c’est le néant qui nous attend, je fais comme s’il y avait quelque chose qui devait être sauvé et dont j’étais dépositaire. Ce n’est pas mon âme, c’est ce que je fais. C’est très différent. On pourrait dire que la littérature ou l’écriture a remplacé Dieu, d’une certaine façon. Ou encore qu’écrire est la mission qui m’a été donnée."
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