Les romans

mercredi 27 avril 2016

Disent-ils de Rachel Cusk traduit de l'anglais par Celine Leroy aux éditions de l'Olivier

Ce titre en français Disent-ils est loin de la subtilité du mot Outline en anglais, contours, silhouette dit le dictionnaire. Un peu réducteur et immobile alors que le livre est un mouvement vers une ombre qui se dessine progressivement au gré des histoires qu'un narrateur absorbe et renvoie comme un écho sur une montagne. Il y a une femme qui prend l'avion à Heathrow pour se rendre à Athènes y animer un atelier d'écriture. Elle va ailleurs, elle est ailleurs lorsqu'elle écoute le milliardaire et ses mirobolants projets avant d'embarquer. Sitôt assise, elle poursuit presque la même conversation avec un personnage à côté d'elle, ce pourrait être le même mais c'est son voisin. On apprend la rupture, la vente de la maison. En négatif, la parole de l'autre révèle celle qui est dans l'ombre, indistincte. Il y a quand elle écoute les consignes de sécurité puis le décollage, toutes les images de ce que représente la perte, l'incrédulité de celui qui la subit : "L'avion se mit en branle, avança bruyamment si bien que le paysage sembla de même se mettre en mouvement devant le hublot, d'abord lentement puis de plus en plus vite jusqu'à cette sensation d'élévation hésitante et pénible à l'instant où les roues s'arrachent du sol. Le temps d'une fraction de seconde, l'opération parut impossible. Mais elle eut bien lieu." p 9
Cette personne ne se définit pas parce qu'elle est en transit, en changement de lieu, d'identité dans un pays en mutation, la Grèce, en pleine rupture aussi et qui perd même sa langue. La narration ne s'enlise pas dans l'informe. Elle est dynamisé en permanence par les rencontres, le voisin d'avion, le collègue de l'atelier, les élèves à qui elle demande des histoires, les amis retrouvés, la féministe. Chaque récit est une sorte de parabole qui illustre ce qu'est le couple, les rapports homme femme entre illusion et réalité mais aussi la création littéraire et ce qu'elle offre de visibilité, d'horizons possibles de la même fiction, la possibilité de passer de l'autre côté du miroir.  Elle interroge sur ce qui nous définit, c'est d'une lucidité rare et d'une finesse renversante avec cette perspective finale qui ferme le cercle et donne la clef de ce magnifique récit, pudique et intelligent.
 "Quoi qu'il en soit sa femme et lui avaient bâti des choses qui avaient prospéré, avaient fait fructifier ensemble la somme de ce qu'ils étaient et ce ce qu'ils avaient ; la vie avait répondu avec enthousiasme,  les avait traité avec prodigalité et ceci - il le voyait à présent - lui avait donné assez de confiance pour tout briser, tout briser avec ce qui lui semblait aujourd'hui une désinvolture extraordinaire parce qu'il avait cru qu'il y en aurait toujours plus. 
  Toujours plus de quoi? demandai-je. 
 "Plus... de vie, dit-il en montrant les paumes dans un geste d'acceptation. Et plus d'affection, ajouta-t-il après un silence. Je voulais plus d'affection."p18


 

samedi 23 avril 2016

Outre-Terre de Jean-Paul Kauffmann aux éditions DesEquateurs


Malgré la charge des cuirassiers choisie pour la couverture et les tons de neige sale sous un ciel plombé, Outre-Terre est un livre lumineux pour un Jean-Paul Kauffmann simplement de plus en plus vivant. Pour ceux qui étaient trop jeunes en 85-88 pour connaitre son nom, je rappelle qu'il a été otage au Liban pendant trois ans, enlevé alors qu'il était grand reporter.  On ne peut dissocier l'homme de son histoire qu'il évoque à mots couverts avec ce regard à la fois détaché, sans illusions mais aussi profondément passionné par les traces, les empreintes, les vides, comme s'il fallait redonner une continuité aux évènements, retrouver le fil d'une histoire interrompue. Il a "un faible, une complaisance pour les lieux qui n'entretiennent aucune illusion" p14. On trouve dans sa bibliographie  L'Arche des Kerguelen : voyage aux îles de la Désolation et La chambre noire de Longwood : le voyage à Sainte-Hélène, lieux on ne peut plus touristiques qui nous mènent presque logiquement sur cette Outre-Terre à Kaliningrad avant-poste russe en occident. C'est la proposition lancée dix ans auparavant lors d'un repas du dimanche soir qui va lancer la famille Kauffmann sur le champ de bataille d'Eylau lors des commémorations du bicentenaire (1807-2007). Il ne s'agit pas de n'importe quelle bataille, il y a d'abord un tableau; celui de Gros qui figure en reproduction au centre du livre et que l'on peut voir au Louvre grandeur nature, vous ne le regarderez plus jamais de la même façon... Cette bataille, on  s'accorde à dire que ce n'est pas franchement une victoire mais plutôt une boucherie pour laquelle le terme "chair à canon" né sous la plume de Chateaubriand va comme un gant . Et puis, il y avait Napoléon qui semble-t-il a eu chaud, façon de parler par moins quinze. Le petit groupe équipé d'un magnifique véhicule jaune  "Gazelle" accompagné d'une traductrice aux séducteurs talons aiguilles va sillonner le terrain et rencontrer divers personnages hauts en couleur afin d'approcher au plus près ce qui s'est réellement passé lors de cette fameuse bataille.Transiger, il va falloir avec les russes, Jean-Paul va-t-il pouvoir monter dans le clocher qui domine la plaine venteuse et enneigée afin d'avoir la vision qu'il espère? La charge des cuirassiers à Eylau le 8 Février 1807, menée par Murat, hante les brumes de ce lieu intact, la plus grande charge de cavalerie de l'Histoire des batailles napoléonienne où 10000 soldats auraient laissés leur peau dont le fameux colonel Chabert revenu d'entre les morts. "Tous ces morts hissés sur les chariots, cachés par Napoléon et sa suite qui prennent toute la place, racontent le deuil, les guerriers sans funérailles, les anonymes condamnés à une errance perpétuelle" dans le tableau d'Antoine-Jean Gros mais aussi dans la vie, ces champs de bataille intérieurs qui rendent la quête de Jean-Paul Kauffmann très universelle. Transiger, c'est le mot maître, une clef de ce qui unit le Colonel Chabert et l'auteur :"Lorsqu'il revient, il n'arrive pas à reprendre sa place. C'est ce que j'ai ressenti à mon retour. Rappelle-toi, au début. Chabert ne veut pas transiger. Il est persuadé que la vie va reprendre comme avant, mais c'est impossible". Jean-Paul Kauffmann rend hommage à sa famille dans ce voyage des fins fonds où ils l'accompagnent, le sortent de ses marottes comme des bons génies et quand il écrit : "le vivre ensemble familial est un débordement où les mauvaises manières dissimulent
une dépendance affective à toute épreuve", il y a là une confidence essentielle, une vérité qui couvre le bruit et la fureur, "la brutalisation de l'individu" qui préfigure à Eylau selon le concept élaboré par  Gérard L Mosse.

 

mardi 24 novembre 2015


Encore de Hakan Gunday traduit du turc par Jean Descat aux éditions Galaade

Un livre qu'on achète sur une intuition, enfin presque parce que La Dispute m'avait bien mis sur sa trace, puis qui décroche le prix médicis étranger... 
Gaza devient passeur à 9 ans. "Ca ne changeait pas grand chose. J'étais déjà le fils d'un passeur." Il aide son père pendant les périodes d'attente où il faut surveiller les migrants dans le dépôt. On est en Turquie :"Un vieux pont entre l'Orient aux pieds nus et l'Occident bien chaussé, sur lequel passe tout ce qui est illégal." Un jour, par négligence, par désobéissance, il est responsable de la mort de Cuma. Il garde comme phare de cet homme disparu la grenouille en papier offerte sur laquelle sont dessinés les deux Bouddhas de Bamiyan détruits eux aussi, oubliés. Gaza est un adolescent dans un monde sans morale, happé par la corruption, la violence, la domination, la cruauté. Réservoir de haine, il est perverti; il choisit de ruser contre la domination et la peur, expérimentant son pouvoir sur les clandestins, cherchant par là à maitriser son destin aux mains d'un père qui le manipule. Encore parce que c'est le seul mot turc que connaissent les réfugiés, encore de l'eau, de l'air, de l'espoir... Gaza ricane comme si l'espoir était une sacré imposture.
« Prenez un homme, le plus civilisé, habité des meilleurs sentiments, honnête, droit, et même cultivé. Acculez cet homme, poussez-le dans ses retranchement faites-lui sentir le parfum de sa propre mort, annihilez tout repère le rattachant aux codes les plus élémentaires de son humanité, et vous aurez face à vous une bête furieuse." 
 Mais Hakan Gunday le dit bien, Gaza est un survivant. Pourquoi est-il né parce son père était un assassin et parce que «Après tout, ne sommes-nous pas tous les enfants de survivants, de ceux qui sont sortis indemnes de guerres, de tremblements de terre, des grandes sécheresses, des massacres, des épidémies, des occupations, des conflits et des catastrophes ?» 
 Gaza est un homme seul, possédé par le passé. Pas grand chose ne sépare le bourreau des clandestins, si ce n'est une forme de lucidité. Ce parcours sans concession  évoque Orange mécanique de Stanley Kubrick dans son traitement de la violence et même dans sa tentative de résolution par les psychiatres incapable de saisir ce qui se joue dans la tête de Gaza.
Il y a quelque chose de délirant, d'excessif dans l'écriture de Hakan Gunday. Il joue sur les mises en pages, les caractères. Il met beaucoup d'énergie à surprendre le lecteur par son style à l'ironie sourde. C'est poétique, politique, provocateur et mérite absolument d'être lu. Hakan Gunday s'inscrit dans la veine de ceux qui écrivent du côté du bourreau pour comprendre le mal, l'origine du mal.


vendredi 13 novembre 2015


L'imposteur de Javier Cercas traduit de l'espagnol par Elisabeth Beyer et Alexander Grujicic aux éditions Actes Sud

"C'est comment déjà ce vers de Pessoa , "Feindre est le propre du poète. /Il feint si complètement /Qu'il en arrive à feindre ce qu'est la douleur / La douleur qu'il ressent vraiment. " C'est ça Enric : un poète."p 418

L'imposteur Enric Marco, dans une période où la mémoire historique était à la mode, a fait croire à beaucoup qu'il était un rescapé des camps de concentration. Le livre s'efforce de démanteler, preuves à l'appui, ses mensonges pour s'attacher ensuite à l'origine du mensonge et à son universalité, à l'imposture qu'est le langage. Dans tout ce qui concerne Enric Marco, Javier Cercas utilise une écriture journalistique, reste au plus près des faits ou de ce qu'il arrive à déceler sous le bavardage et la fabrique de l'histoire. Quelques preuves révèlent soudain une vérité qu'on croyait mensonge ou un mensonge qu'on croyait vrai. On sent l'auteur tendu, gêné dans l'écriture qui peut-être honorerait l'homme encore, satisferait son narcissisme. Javier Cercas ne voulait pas écrire ce livre. "Parce que j'avais peur" dit-il . Mise à nue, raconter l'histoire vraie d'un menteur, sans mentir ou le moins possible, un défi impossible, un livre impossible.  Enric Marco est-il génial, fou, un autre Don Quichotte qui comme Alonso Quijano a réinventé sa vie à cinquante ans? Où trouve-t-on les racines de ce soucis de la reconnaissance d'autrui et pourquoi a-t-il trouvé chez les autres l'admiration nécessaire pour se forger un destin de héros? Enric Marco cherche à convaincre plutôt qu'à assumer sa propre vérité, une espèce d'antidote au silence, un bavard invétéré, un homme de foule. A partir de là, Javier Cercas médite sur sa condition d'écrivain, d'inventeur d'histoire, sur son propre narcissisme. Peut-on écrire un chef-d'oeuvre en se servant d'une aussi sale histoire un peu comme Truman Capote s'est servi de deux criminels pour écrire de Sang-froid et Emmanuel Carrère de Jean-Claude Roman pour l'Adversaire. Enric Marco n'a tué personne, en tout cas il ne l'a pas dit, on en sera pour nos frais en ce qui concerne le frisson. Il est l'essence même de l'anti-héros. C'est un embobineur, un lâche, un beau-parleur mais intelligent. Il a dans le roman de sa vie l'envie de séduire et d'être aimé, des raisons ( pas des excuses) d'avoir poussé très loin le mensonge mais dans un contexte comme celui de la guerre d'Espagne et la dictature de Franco, qu'aurions-nous été? Et là, c'est sur son peuple que Javier Cercas s'interroge, sur les mécanismes du compromis grâce auxquels les  Espagnols ont vécu l'après franquisme. Beaucoup d'Espagnols se sont réinventés à la sortie de la dictature. Javier Cercas, reprend cette phrase de William Faulkner où il dit que le passé ne passe jamais. Pour éviter de le subir Enric Marco avait très bien compris qu'il fallait le modifier.
Javier Cercas cherche la vérité, qu'elle soit celle du bourreau, de la victime, de l'individu, mais aussi la sienne, en se mettant en scène avec ses doutes et ses petits compromis. Comprendre l'autre et soi-même. p12 "N'est-il pas indispensable d'essayer de comprendre toute la confuse diversité du réel, depuis ce qu'il y a de plus noble jusqu'au plus abject?"  Est-ce en héros qu'il écrit pour sauver Enric Marco, ou pour camoufler d'autres raisons moins louables? C'est un livre passionnant qui revisite l'histoire de l'Espagne, le travail d'écrivain. Il  pose, niché dans des digressions surprenantes des questions vertigineuses sur nos propres impostures, sur les personnages de romans bien plus immortels que ces héros de chair et d'os. Même la vie rêvée d'Enric Marco n'a pas le poids du papier... ou d'un livre de Javier Cercas.


lundi 23 février 2015


L'ours est un écrivain comme les autres de William Kotzwinckle traduit de l'Américain par Nathalie Bru aux éditions Combourakis

 Né en 1938, William Kotzwinckle possède une réputation de comique et d'auteur inclassable en raison de l'éclectisme de son œuvre avec des albums pour enfant comme Walter le chien qui pète, de la novélisation du scénario de E.T à du roman noir en passant par du complètement fou comme Midnight Examiner qui pourrait bien déclencher la remise en marche de vos zygomatiques rouillés. Pour l'instant j'ai testé L'ours est un écrivain comme les autres et j'ai rit. Ce roman complètement loufoque était nécessaire dans une rentrée littéraire pas forcément hilarante. Kotzwinckle ne se prend pas au sérieux et le milieu littéraire et universitaire en fait les frais. Un certain Bramhall est amené à réécrire son livre après un échec cuisant. En effet, l'écrivain pas très prévoyant l'a vu brûler dans l'incendie de sa cabane au fond des bois. Ce n'est pas une grande perte puisque cette première version était un plagiat et que la deuxième mouture est nettement mieux, l'épreuve lui ayant beaucoup appris. Par précaution il l'enterre dans une valise au pied d'un épicéa. Un ours, qui passait par là, croyant trouver de la nourriture, ouvre la mallette et se dit que ce livre est bon à publier. Pendant que le véritable écrivain Arthur Bramhall va se morfondre jusqu'à hiverner dans une grotte en raison de la nouvelle disparition de son manuscrit, l'ours se fait éditer et rencontre un succès considérable. On se l'arrache avec son langage frustre et son genre Hemingway. Des agents hystériques, des éditeurs aveuglés par le gain, une société de gens frustrés qui découvre à travers un ours une aptitude remarquable à se libérer des conventions, voilà sur quoi cet usurpateur bâtit sa célébrité, en se payant même le luxe d'un titre de noblesse. L'art du détournement est à son apogée dans ce roman dingue qui joue sur tous les registres de la fable en mettant en scène des animaux et critiquant sévèrement notre société et notre humanité. Il ne faut pas grand chose pour réveiller la bête...

p 49 "On s'active fillette!" grommela la vieille femme en heurtant de nouveau la caisse de son caddie.
   L'ours manoeuvra le sien de façon à pouvoir le cogner contre la caisse lui aussi, comme un véritable être humain, et ce faisant, il fit taire les voix qui l'assaillaient.
   La vieille femme se tourna vers lui avec un regard conspirateur. "On devrait ficher le feu à cet endroit, au moins ils se bougeraient le cul. Elles ont passé un seul satané produit en une minute et demie." La vieille dame désigna une montre agrafée à son manteau, assortie d'une carte portant son nom et adresse. "Croyez pas que je les ai pas chronométrées."
   L'ours continuait de heurter la caisse avec son chariot. Je suis un modèle de comportement, se disait-il.
   La caissière annonça le total à la vieille femme. "Vingt-deux dollars et cinquante-deux cents, madame.
   - Dans ton cul, ouais!", répliqua la vieille femme. Elle régla, récupéra ses sacs, et quitta le magasin en marmonnant dans sa barbe.
    L'ours vida son chariot sur le tapis roulant. Quand on lui eut tendu tous les sacs contenant ses achats, il lança : "Dans ton cul!" et se dirigea vers la porte. Il en apprenait tous les jours davantage. 

dimanche 18 janvier 2015


La Tristesse de la Terre : Une histoire de Buffalo Bill Cody de Eric Vuillard aux éditions Actes Sud coll Un endroit où aller

Eric Vuillard est né en Mai 1968 et publie depuis 1999. Récemment (Décembre 2014) il a réalisé un film : Mattéo Falcone, adaptation d'une nouvelle de Mérimée.
Son livre est un petit bijou de concision et de sensibilité. Buffalo Bill est un prétexte pour rendre aux indiens ce qui leur appartient. Une vérité que le Wild West Show mis au point par le légendaire cow-boy tueur de bisons a quelque peu travesti pour glorifier l'Amérique et effacer sous plumes et cavalcades l'horreur des massacres perpétrés sur les indiens. Il y intègre d'ailleurs quelques grands chefs comme Sitting Bull.  L'épopée du spectacle est là, applaudissements et émotions garantis, reconstitutions de la conquête de l'Ouest mais derrière le rideau, la vérité est à pleurer dans des batailles perdues d'avance et des traquenards sans scrupules. Eric Vuillard a mis dans son livre des portraits photographiques magnifiquement fixés par l'écriture pour qu'ils deviennent inoubliables et nous portent au-delà de l'image.Quand le spectacle est terminé, il reste un Buffalo qui meurt seul et des indiens errants, fantômes d'eux-mêmes comme ces hommes et ces femmes exilés qui tendent la main à la sortie des bouches de métro et des cathédrales, sans terre, pour habiter.

dimanche 4 janvier 2015


Le Ravissement des Innocents de Taiye Selasi traduit de l'anglais par Sylvie Schneiter aux éditions Gallimard

C'est le premier roman de Taiye Selasi, d'origine africaine née en 1979 à Londres d'une mère nigériane et d'un père ghanéen. Afropolitaine donc, elle a écrit en 2005 un article remarqué sur le sujet, une de ces africaines du monde, hautement diplômée, ayant quitté l'Afrique pour l'Occident, un melting-pot de culture, fabuleux héritage pour une écrivain douée. Encouragée par Toni Morrisson (prix Nobel de littérature 1993), il y a dans Le Ravissement des Innocents une dimension poétique proche de cette grande dame de la littérature américaine entre voix mêlées et inextricable confluence de courants, la musicalité de son écriture touche à tous les styles, jazz, hip-hop, classique. Il faut dire qu'en plus d'être aujourd'hui écrivain Taiye Selasi a été violoncelliste et pianiste. 
Un homme est en train de mourir sans le savoir. C'est le matin, il a oublié ses pantoufles et foule de ses pieds l'herbe humide. Très seul, malgré sa seconde épouse qui dort, sa vie défile, dans des goulées d'air créant l'ivresse, aveugle à lui-même mais la mémoire révélée : "Kweku Sai, le Grand Espoir de l'Ethnie ga, prodige prodigue, un gisant en pyjama, est demeuré prostré, jusqu'au lever d'un soleil féroce, moins un "lever" qu'une insurrection, épée d'or pour la mort blafarde, tandis que sa femme ouvrait les yeux à l'intérieur, découvrait les pantoufles devant la porte, trouvait cela étrange, partait à sa recherche et le trouvait mort". p22 Le récit est centré autour de cette agonie, il permet d'approcher le drame et l'histoire de la famille de Kweku. C'est aussi tout le paradoxe d'une prodigieuse ascension et d'une chute pour laquelle il se condamne au bannissement. Chirurgien renommé, il est touché dans sa réussite individuelle et s'effondre quand bien même il est capable d'affronter le pire. Ne s'expliquera pas, abandonnera sa femme et ses enfants comme si la réussite était le ciment de sa famille et pas les sentiments et qu'il ne pouvait être père, époux que s'il était l'homme sans faille. Les enfants, quatre, vont converger, alors que la nouvelle leur parvient du décès, vers leur mère qui elle aussi n'a pas vraiment assumé l'effondrement de l'édifice. La puissance d'une fratrie et les tensions internes, les émotions qui submergent quand les frères et soeurs se retrouvent, sont d'une grande justesse, pudiques, entre haines et passions. Les réflexions sur leurs aspects physiques qui sont des références pour les uns et les autres, entre ressemblance ou pas, entre beauté équitablement partagée ou pas, expliquent en profondeur les vulnérabilités et les forces. Le style de Taiye Selasi est tout en ruptures de rythmes, en explosions poétiques. La luxuriance des descriptions crée une qualité d'émotion à vous arracher des larmes. Tous ces jeunes gens que l'éducation a parfaitement réussi à élever jusqu'à l'excellence sont observés avec finesse, leurs sensibilités dévoilées. La famille africaine du Ravissement des Innocents se révèle dans toute sa particularité grâce au talent de Taiye Selasi parce que "chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière"
mais c'est aussi une famille d'aujourd'hui, éclatée, dispersée que l'on voit se débattre contre des problèmes qui nous sont proches.
Un livre beau, douloureux de la rentrée 2014 d'une construction complexe et à la narration sophistiquée qui demande une lecture attentive.

 

vendredi 26 décembre 2014


Khomeini Sade et moi d'Abnousse Shalmani aux éditions Grasset

Le plaisir que nous avons eu à lire Abnousse Shalmani, on l'aimerait contagieux et c'est en passe de réussir... Quand il y a dans un livre une voix, qui porte celle des femmes avec autant de fougue, de sincérité, dans une langue directe et drôle, c'est la fête. Pourtant écrire sur le voile, sur son esprit maléfique, sans tomber dans les clichés et englober toutes les femmes dans un même corps, c'était un chant de mines dont Abnousse Shalmani nous fait sortir libérées, indomptées vraiment. Elle est née à Téhéran en 1977. Elle a deux ans quand Khomeini devient le guide suprème de la république islamique d'Iran. Plus tard, elle va à l'école en uniforme gris, bleu, marron mais cette invisibilité vestimentaitre ne convient pas à la petite qui préfère encore traverser la cour de l'école le cul nu pourchassée par les corbeaux, responsables du respect de l'ordre imposé par les "barbus". Scène fondatrice d'une rébellion annoncée, contre les préjugés et la soif de rendre à l'espace publique le corps féminin, pour que la femme puisse exister. Le voile efface et Abnousse Shalmani est trop vivante pour être une morte socialement. C'est pour la protéger et parce que son père est un  intellectuel athé et démocrate que la famille s'exile à Paris en 1985. Passé l'effarement de voir Madonna jeter sa petite culotte dans la foule alors qu'on s'interroge sur le port du voile dans les lieux publics, la gamine va prendre la France à bras le corps, s'y intégrer en lisant beaucoup. La littérature libertine sera découverte à la sortie de la projection du film les yeux noirs. Cherchant le livre, elle trouvera celui de Dominique Bona, Les Yeux Noirs qui raconte la vie extraordinaire des trois filles du poète Heredia. De là à la littérature libertine, il n'y a plus qu'à tourner la page et le bien est fait. Ces femmes qui ne se laissent pas imposer les lois idéologiques de leur époque sont des soeurs d'âmes et le souffle révolutionnaire de Sade n'a plus qu'à attiser la flamme. Le livre témoigne d'une irrésistible aspiration au bonheur et d'une profonde réflexion sur nos corps et le respect qu'on leurs doit, nous-mêmes d'abord, les hommes et entre nous peut-être aussi. Un livre à ne pas rater parce qu'il résonne fort dans notre époque comme un attentat à la morosité : "Français, encore un petit effort si vous voulez être républicains..." disait Sade dans sa Philosophie dans le Boudoir.

 

lundi 15 décembre 2014


Les indomptées de Nathalie Bauer aux éditions Philippe Rey


Dans le pays d'ici, les grandes maisons derrière les murs de pierre ont une part de mystère qui ne manquera pas de mettre en branle les esprits vagabonds. Les destins qui se sont croisés là, dans la beauté de l'espace aveyronnais ont une dimension à la mesure de la région, sobres et courageux comme des histoires édifiantes, trempés dans du granit. On endure dans l'abnégation, on transmet le flambeau. Nathalie Bauer, livre après livre, tisse sa toile autour de la famille Bonnefous. Elle avait raconté l'histoire du grand-père médecin dans Des Garçons d'Avenir et continue la saga avec Les Indomptées pour nous amener sur le versant féminin de l'affaire. Historienne de formation, Nathalie Bauer s'appuie une solide documentation. Les photos de famille soutiennent le récit amenant le lecteur à scruter ces témoignages venus du passé. Elle décrit, sans nostalgie mais avec un réalisme rigoureux, des caractères, une éducation, des passations de pouvoir. Dans une histoire qui n'en finira jamais, les phrases s'étirent en circonvolutions. Dans les Indomptées , on retrouve à notre époque des personnages esquissés par Des Garçons d'Avenir qui se concentrait sur la première guerre mondiale. De cette famille nombreuse, il ne reste que les trois femmes à qui on a légué le domaine. La fervente Gabrielle et Noélie l'écrivain accompagnée de Julienne luttent pour sauver cet héritage "empoisonné". Elles se battent envers et contre tous les autres, les "biens pensants" de la famille dispersée au hasard des alliances, pour rester elles-mêmes, fidèles à des choix fous, comme Gabrielle qui veut une reconnaissance de virginité officielle et qui écrit une lettre d'un autre siècle à l’évêque.  Il ne s'agit pas seulement de sauver une propriété mais de conserver ce qui les a construites. Perdre ces fondations, c'est ne plus trouver de sens à sa vie comme pour Zoé la nièce qui va débarquer avec sa dépression et ses chagrins. Comme une métaphore de ce qui se joue avec la maison qui s'effondre sous le poids d'une société moderne qui va vite, trop vite, Zoé va les provoquer, les forcer à réagir. Les Indomptés ne se laisseront pas oublier, elles ont encore quelques coups d'éclats en réserve, des braises à rallumer dans les cendres des deuils, déceptions, guerres fratricides qui ont émaillées leurs vies. En lisant Nathalie Bauer, on a l'impression de feuilleter un album de famille, et l'on sent bien le poids de l'héritage quand il y a une histoire aussi forte, confrontée à la Grande Histoire au risque d'y laisser quelques convictions. On entend bien Gabrielle, Noélie, Julienne et Zoé murmurer "attendez, nous ne sommes pas mortes"...
La librairie La Folle Avoine de Villefranche-de-Rouergue accueillera Nathalie Bauer Vendredi 19 Décembre pour une rencontre chaleureuse animée par Muriel avant un apéritif. C'est Noêl, ça se sent... Venez nombreux, ce sera l'occasion de se le souhaiter joyeux.

mercredi 3 décembre 2014


J'ai eu des nuits ridicules d'Anna Rozen aux éditions Le Dilettante

Anne Rozen est connue pour ses romans lapidaires sur notre époque dont elle dépeint les travers avec humour et lucidité. On comprend bien alors pourquoi elle se réclame de Jean de Tinan et de son Aimienne ou le détournement de Mineure. L'héroine s'appelle Valérie, pas encore quarante ans mais pas loin.  La pauvrette, son amant fabuleux est parti en Italie avec sa régulière et ne peut plus assurer les fins de journée ravigorantes et apéritives. Que va-t-elle donc se mettre sous la dent (façon de parler!)? Elle se ballade de vernissage en dîner avec les copains, envoyant quelques sms à des ex mais rentre seule chez elle. Un soir le prince charmant se présente sous les traits d'un jeune fugueur de quatorze ans qu'elle va héberger par dépit. Évidemment sa joyeuse bande d'amis se gausse et lui donne des conseils pour se débarrasser du "mignon".  Le "petit" prend de la place dans sa tête de fille "libre". Il n'y a pas que les nuits qui sont ridicules dans ce petit livre révélateur d'un monde lourd de ses vides, creux, manques que chacun cherche à combler à la va-vite, sans amour puisque de toute façon rien ne dure. Fessebouc et le monde hyperconnecté sont les acteurs de ce soap qu'il faut bien plus lire comme une estocade qu'un divertissement. Le style contemporain d'Anne Rozen est énergique et bondissant, pour nous faire oublier que ce qu'elle décrit là, n'a au fond rien de drôle. L'ennui, la médiocrité du quotidien d'une humanité décadente transpirent sous la fausse légèreté. On s'amuse et on pleure quand on a terminé pour avoir touché du doigt une forme de gachis mais ça reste un petit livre marrant, pas trop innovant puisque dans le même genre il y a eu les Morues de Titiou Lecocq bien plus percutant... (voir article dans ce même blog).

 

dimanche 9 novembre 2014


Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud aux éditions Actes Sud




Avec le titre du livre de Kamel Daoud, on aurait pu s'attendre à une relecture de Camus mais il ne s'agit pas de ça, plutôt d'un exercice d'admiration. Si ma libraire a vendu beaucoup l'Etranger depuis la sortie de Meursault, contre-enquête c'est parce qu'il lui fait la part belle et qu'on veut s'y rafraichir la mémoire. Un bel hommage à l'écriture de Camus et  pourtant jamais, le nom de Camus n'est prononcé. Pour Kamel Daoud l'homme qui a écrit l'Etranger est le meurtrier et lui le frère de l'Arabe. Il s'insurge :"Dans le livre, pas un mot à son sujet. C'est un déni de violence choquante, tu ne trouves pas? Dès que la balle est tirée, le meurtrier se détourne et se dirige vers un mystère qu'il estime plus digne d'intérêt." Kamel Daoud reprend le récit par l'angle mort.
 Kamel Daoud va nous tendre un miroir comme un piège. Qui est l'Arabe? "Qui est le mort? Qui était-il? Je veux que tu notes le nom de mon frère, car c'est celui qui a été tué en premier et que l'on tue encore." Il ne suffira pas de lui donner un nom, de renouer les fils de l'histoire. Il faudra remettre dans le contexte tout un peuple et tuer aussi à la veille de l'indépendance Joseph qui aimait les bains de mer. L'écrivain raconte l'enfance et l'abandon à un mystérieux interlocuteur, entouré de spectres, devant son verre. Amer, il déballe le fil de ses pensées désenchantées : "Le monde entier assiste éternellement au même meurtre en plein soleil, personne n'a rien vu et personne ne nous a vus nous éloigner." Dans une écriture au désespoir sensible, Kamel Daoud renvoie les images, nous défiant de retrouver qui est qui, échangeant les costumes et les regards."Je réalise à quel point nous étions lui et moi, les compagnons d'une même cellule dans un huis-clos où les corps ne sont que costumes."
A quarante-cinq ans, Kamel Daoud fait une belle entrée sur la scène littéraire. Connu pour ses chroniques dans le "Quotidien d'Oran" et son engagement politique, il rejoint Camus sur l'absurde, s'affirme contre des pratiques religieuses rétrogrades et aliénantes. Sensuelle et vivante, la langue qu'il écrit est poétique et sensible, porte un message poignant sur un pays qui cherche l'issue d'une histoire lourde.
p49 "La nuit vient de faire tourner la tête du ciel vers l'infini. C'est le dos de Dieu que tu regardes quand il n'y a plus de soleil pour t'aveugler. Silence. Je déteste ce mot, on y entend le vacarme et ses définitions multiples. Un souffle rauque traverse ma mémoire chaque fois que le monde se tait. Tu veux un autre verre ou tu veux partir? Décide. Bois tant qu'il est en est encore tant. Dans quelques années, cela sera le silence et l'eau. Tiens, revoilà le fantôme de la bouteille. C'est un homme que je croise souvent ici, il est jeune, a la quarantaine peut-être, l'air intelligent mais en rupture avec les certitudes de son époque. Oui, il vient presque toutes les nuits, comme moi. Moi, je tiens un bout du bar, et lui l'autre bout en quelque sorte, côté fenêtres. Ne te retourne pas, non, sinon il va disparaître."

 

 

samedi 6 septembre 2014


Autour du monde de Laurent Mauvignier aux editions de Minuit

 Laurent Mauvignier dès les premières lignes, nous plonge dans son écriture et l'épicentre de la catastrophe à venir, Fukushima le 11 Mars 2011. Grand tremblement qui s'étend en cercles concentriques insidieux, s'éloigne du point d'impact vers des voyageurs qui balisent l'onde de leurs catastrophes individuelles. Avec Laurent Mauvignier on est à l'intérieur, on plonge dans les êtres, d'autant plus que là ils sont tous partis de leurs ancrages. Loin de chez eux, d'autant plus près d'eux mêmes et de leurs fractures où se condense une tectonique du mal-être. Dans la construction, les personnages sont reliés par une vignette-photo, que ce soit une image qu'ils retiendront du lieu où ils se trouvent ou l'information sur le tsunami qui leur parvient dans les médias. Laurent Mauvignier exprime le petit glissement qui fait vaciller les certitudes dans un livre qui pourrait se lire comme autant de nouvelles indépendantes. Roman éparpillé en bribes de vie, des vies qui s'appuient l'une sur l'autre, pour se raconter, à la fois si proches et éloignés dans les préoccupations. Les protagonistes sont des déplacés qui jamais ne s'arracheront au seisme de leur vie où qu'ils soient, rattrapés par la peur malgré les apparences. Autour Du Monde est tenu par la peur. L'amour, le sexe, l'alcool, l'événement singulier ne la  tiendront jamais en respect, si ce n'est un instant, pendant que le monde tremble. Laurent Mauvignier avait réussi dans Les Hommes, avec son écriture toute en fractures de rythme, le portrait sensible d'un être meurtri. Il n'atteint pas là cette profondeur. La mesquinerie l'emporte parfois laissant les voix étouffées par des descriptions en surface de gens qui semblent n'avoir rien à faire dans ce livre. Je pense au safari et à ses protagonistes qui sont particulièrement insupportables. Un très beau début qui s'essoufle vite comme la vague s'éteint en bout de course et qui aurait emporté le Laurent Mauvignier des romans précédents.





"Et l'eau enfin finira par perdre une partie de ce qu'elle aura arraché à la terre. Enfin l'eau se retirera. Enfin l'eau désertera le terrain conquis. Elle l'abandonnera et retournera vers l'océan en passant par tous les vides, tous les trous - les fentes, les fissures, les failles infimes seront pour elle des issues qu'elle prendra, fouillera, écartera en gardant dans l'épaisseur de ses plis et ses filets de boue des corps enchevêtrés aux morceaux de carlingues, de bâtiments, d’entrepôts ; et c'est toute l'histoire du village fracassé - des débris de chairs et de fer, des bateaux déchiquetés et des voitures, des mémores et des familles entières, des lambeaux d'histoires et de corps qu'elle va traîner dans son repli, comme les miettes d'un festin amer et monstrueux."

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mercredi 29 janvier 2014


Buvard de Julie Kerninon coll la Brune aux éditions du Rouergue

Elle, Caroline N Spacek, écrivain célèbre, dont on ne sait pas grand chose,  très secrète, elle vit seule dans une villa du Devon. Lui, journaliste homosexuel complètement fasciné par son oeuvre demande une interview. Elle accepte. Il part avec pour seul bagage des questions informulées, informulables, une timidité de jeune premier, ignorant tout, même ce qu'il devrait savoir, simplement lecteur subjugué par l'auteur. Elle se dévoilera dans un jeu fascinant un peu chippendale. Elle le retiendra de tout son mystère, entretenu par ses propres contradictions, mensonges, omissions. Elle remonte à l'origine de la création, là où l'inspiration se conjugue avec soumission, ou l'emprise d'un maître ressemble à un pacte diabolique. Écrire pour survivre mais qui souffle la phrase, de quelle chair nait-elle vraiment? Il y a t-il une écriture à soi? Devenir quelqu'un d'autre par l'écriture... Tenus par l’ambiguïté des personnages, on écoute le déversement fou de cet écrivain halluciné, malade de célébrité, habité de paranoïa. Les références sont là avec surement en écho Marguerite Duras et son histoire avec Yann Andrea, Salinger aussi par la réclusion et le refus d'accorder des entretiens. Roman court qu'on absorbe sans relever la tête, qui joue du suspens aussi pour nous garder entre les lignes de ce huis-clos étrange. 

 

mardi 21 janvier 2014


Dans la Route de Maryline Desbiolles coll fiction et cie aux éditions du Seuil

Dans la route, chemin risqué, on sort couvert de goudron et de la plume de Maryline Desbiolles. Un bon moyen de suivre un regard par la main, chemin faisant et de s'embarquer dans une oeuvre, une écriture qui rentre dedans si loin de l'indifférence. La route est une portion, celle qui passe devant chez les gens et qu'on emprunté d'autres gens. Des traces de pas sur le goudron chaud qui colle et qui pue. Ce livre fait penser à des installations visuelles que l'on trouve dans les galeries d'art contemporain. Sur l'écran noir se jouent des scènes que Maryline Desbiolles a saisi avec un regard chaleureux, ému, effrayé parfois, amusé et drôle. Elle n'épargne pas, trop facile. Au contraire, tous ces drames minuscules en sortent grandis, transcendés par l'écriture. Elle croque les gens, les avale dans son livre qui s'anime de phrases longues comme des kilomètres à pied. On la suit à bout de souffle jusqu'au bout du mot. Les gars qui travaillent là, lui ont fait un petit chanfrein pour qu'elle puisse y rouler. Elle leur devait bien des lignes autres que des traces de pneus sur le sable. Et les voisins, tous bizarres, on les connait c'est évident mais nous quand on raconte, on est toujours un peu trop cruel, pas assez drôle mais pas Maryline Desbiolles. Le ton est juste quand elle parle du "Méchant changement" et de sa petite esthéticienne, du Sasso et de sa façon d'aimer "appelons ça de l'amour". Elle est sur tous les fronts (ah le chippendale!), embarque dans ses profondeurs, à la source, en passant par le restaurant dans lequel on rêverait de s'arrêter par hasard un jour et se demander ensuite si on ne l'a pas rêvé. Ce court livre parle, emmène en voyage loin. Il révèle avec force ce qu'on ne devrait jamais oublier de faire sur la route empruntée chaque jour, regarder...

On parle Dans la Route de ce portrait, pour ceux qui le chercherait...

p11  (...) mais il ne voulait pas qu'elle lui échappe jamais, appelons ça de l'amour,  les souvenirs de sa femme sont les siens, tous sans exception, et son oubli il le lui a pris aussi, il dit qu'il ne va pas tarder à mourir à son tour, et je l'en crois capable, capable de s'enfoncer le chagrin dans la gorge, dents serrées, yeux fixes, jusqu'au dernier souffle, sans mollir, appelons ça de l'amour, j'ai aimé cette femme, j'aime cette femme (...)



vendredi 15 novembre 2013


Canada de Richard Ford traduit de l'anglais par Josée Kamoun aux éditions de l'Olivier


Attention pas de suspens, on sait il va y avoir un hold-up puis des meurtres. Non, Harrison Ford n'y joue pas les héros et vous ne lirez pas non plus un guide touristique du Canada. 69 chapitres, ( l'âge de l'auteur) et deux parties, 478 pages. L'histoire, racontée par Dell qui a aujourd'hui 66 ans et à l'époque des faits 15 ans s'intéresse à la vie "normale" d'une famille. Tout aurait pu continuer comme ça. Un couple mal assorti, résigné dans sa solitude, habitant un petit chez-soi. Puis le coup du sort. Le père militaire à la retraite qui fait du trafic de viande, ne rentre pas un jour dans ses fonds et décide d'attaquer une banque pour s'en sortir. La mère, une femme sensée pourtant, enseignante, le suit dans son plan foireux manquant totalement de lucidité pour "laisser derrière elle une existence de frustration". Elle protège ses jumeaux Berner et Dell que leur père pourrait rendre complices. Solitude poignante d'une famille, en rupture avec les grand-parents, pas d'amis... L'avenir ressemble à un mur, alors on va droit dedans. Au cours une très belle scène qui est le pivot du roman, Dell et Berner vivent leurs derniers moments d'enfance dans la maison désertée par les parents délinquants. L'ambiance est à la transgression, sans foi ni loi. Berner va s'enfuir et Dell se retrouver au Canada grâce à un plan mis au point pas sa mère pour qu'il échappe à l'orphelinat. Recueilli comme David Copperfield par l'ombrageux Arthur Remlinger dans la province canadienne du Saskatchewan. Dell sera l'homme à tout faire dans un paysage de désolation. Joueur d'échec, il avance ses pions, cherchant à comprendre l'adversaire, se laissant séduire pour mieux le cerner. Richard Ford s'attarde minutieusement sur les détails, tente de définir les personnalités en restant toujours sur des faits anodins: "il faudra que tu te débrouilles pour donner un sens à tout. Il faut établir une hiérarchie. Il y a des choses plus importantes que d'autres. Pas forcément celles qu'on croit." Sans nostalgie, presque désincarné, Dell fera le chemin du retour, reprenant ses rêves là où il les avait laissé. Il n'a pas cherché à nager contre le courant tandis que Berner s'y est fait mal dans une quête de bonheur inaccessible. Le livre s'étire lentement, fait stagner les heures. Le lecteur peut réfléchir sur les choix dramatiques des Parsons et mettre en miroir ses catastrophes intimes, refaisant à son tour des trajectoires...

p111 :"Ce qui me fascine moi, c'est comment ils s'approchaient insensiblement du point de non retour; sur tout le chemin, ils bavardaient, échangeaient des confidences, des mots tendres puisque, après tout leur vie était encore intacte officiellement. Ils n'étaient pas encore des délinquants. C'est fou jusqu'où va la normalité. On peut ne pas la perdre de vue pendant très longtemps, tel le radeau qui quitte la côte et la voit s'amenuiser. Telle la montgolfière, happée par un courant ascendant au-dessus de la prairie, d'où l'on voit le paysage s'agrandir, s'aplatir et perdre ses contours. On s'en rend compte ou pas. Mais on est déjà trop loin, tout est perdu. A cause des choix désastreux de mes parents, la vie "normale" me laisse sceptique, en même temps que j'y aspire désespérément."

p363 : "Il avait besoin que je sois son "fils privilégié", ne serait-ce qu'un moment, puisqu'il savait quels ennuis le guettaient. Il avait besoin que je fasse pour lui ce que les fils font pour les pères : leur porter témoignage qu'ils ont de la substance, qu'ils ne sont pas seulement une absence qui sonne creux. Qu'ils comptent pour quelque chose quand bien peu de choses comptent."



 

 vendredi 11 octobre 2013


Le garçon incassable de Florence Seyvos aux éditions de l'Olivier

Une jeune femme est seule dans une chambre d'hôtel à Los Angeles. Sur un papier, deux adresses des résidences de Buster Keaton "the little boy who can't be damaged". L'importance du regard s'écrit dès le premier chapitre dans l'exercice de convergence auquel s'astreint la narratrice, comme si elle nous montrait déjà qu'elle voulait diverger de sa première intention qui était d'écrire une biographie de Buster Keaton. Pour le comprendre, regardons ailleurs. En parallèle donc, elle va raconter l'histoire de deux Henri handicapés. Chacun d'entre eux évoluera au prix d'efforts et d'une éducation parfois impitoyable à un degré de développement presqu'inespéré en regard des troubles dont ils sont atteints. La narratrice est successivement la nièce du premier et la demi-soeur du deuxième. Elle a cette approche silencieuse et pudique des enfants qui observent. Une empathie lucide et tendre s'écrit en suivant Henri, squelettique et prognathe, celui qui sait attendre et subir ce que son père veut pour lui, opiniâtre. Buster Keaton se pliera lui aussi à être le garçon qu'on a voulu qu'il soit. D'abord projectile dans le spectacle de ses parents, il sera le roi de la chute, celui qui trébuche et fait rire. Sous les masques parfaitement adaptés, enveloppant les formes comme des carcans, il y a cependant ce que disent les corps d'une détresse originelle, d'une personnalité inextinguible et inestimable. La main recroquevillée d'Henry restera plus lisse et souple qu'un pétale de coquelicot,  Buster Keaton restera toujours imperméable aux coups, protégé au dedans de lui-même. On sort de ce livre touché et en ayant imperceptiblement ouvert son esprit, avec l'envie de se plonger dans la filmographie de Buster Keaton, sachant ce qui l'a construit.

p 22 : Quand il eut fini de boire, Henri posa son verre sur la table et soupira. L'air qu'il avait avalé en buvant s'échappa alors en un rot qui le surprit, et il fut pris d'un fou rire inextinguible, qui nous gagna aussitôt, mon frère et moi. Nous riions en silence, timidement, nerveusement, nous tortillant comme des asticots sur nos tabourets. Puis le fou rire d'Henri se mua en spasmes d'excitation et de joie, il se secouait, et son visage heureux, bouche grande ouverte, souriait à un public invisible qui communiait avec lui depuis le plafond de la cuisine. Son père mit fin à cette crise de bonheur, à cette démonstration flagrante de débilité. 
 - Henri, cesse de rire bêtement.
Cette phrase est peut-être celle qu'Henri a le plus entendue dans sa vie. Ne ris pas bêtement, arrête de rire bêtement. 
 - Arrête de rire, disait aussi mon grand-père à mon oncle Henri, l'enfant de la photo, quand celui-ci pendant le dîner communiait avec ses anges personnels au plafond de la salle à manger, dans le grand appartement lyonnais. Mais cet Henri-là répondait alors à son père, d'un ton coupant:
 - Je ne riais pas. Ce n'est pas comme ça que je ris.
Henri, le deuxième Henri, n'a pas cette vitesse dans la répartie. Et s'il lui arrive souvent de résister à son père, autant qu'un bloc de béton armé peut résister à des coups de pioche, quand son père lui dit de s'arrêter de rire, il s'arrête aussitôt. Un masque de statut s'abat sur son visage. Mais dès que son père cesse de le regarder, il tourne discrètement la tête pour échanger avec lui-même un dernier rire muet. 

 

Jeudi 3 octobre 2013


Cherchez la femme d'Alice Ferney aux éditions Acte Sud

Toujours attentive à ce qu'écrit Alice Ferney, j'avais offert ce roman sans l'avoir lu. Puis ma belle-sœur m'a dit qu'elle n'avait pas aimé alors je me suis jetée dessus (enfin sur le livre). Mon élan prend sérieusement une odeur de caoutchouc brûlé vers la page 100, la descente n'en finit pas. Là, je comprends ma belle-sœur, ce qui n'est pas toujours évident et beaucoup moins le livre. J'ai envie de le balancer contre le mur et de quitter ces personnages ennuyeux, stupides de frustration. J'explique.
Nina a 16 ans et une forte poitrine. Elle s'exerce avec plus ou moins de talent à la danse et au chant. Vladimir, ingénieur des mines de métier, musicien par éducation, la rencontre en jouant dans l'orchestre qui accompagne chanteurs et danseurs. A partir d'une pulsion envers cette fantasmatique poitrine, il rêve d'épouser Nina, la fille de mineur élevée par sa grand-mère comme une princesse. J'oublie de dire que Vladimir est communiste, ce qui ne colle pas trop avec le personnage mais perturbera la belle parce qu'il refusera catégoriquement de se marier à l'église. Vladimir a perdu sa maman très tôt et beaucoup des réalités de la vie lui échappent. Il cherche un paradis perdu, s'interdisant tout conflit familial qui le remettrait dans une situation de perte. Quand à Mademoiselle Nina, on lui a beaucoup donné mais pas trop appris à déplacer les montagnes pour obtenir sa liberté. Alors ils s'engueulent... Enfin Nina fait des scènes à son crétin de mari qui se marre devant ses caprices de gamine sans que rien ne change. Les mômes deviennent des faire-valoir aux incapacités du couple à trouver le bonheur et nous, lecteurs, on s'ennuie ferme. On a envie de claquer Nina, d'envoyer Vladimir chez le psy, de coucher le mômes avec une bonne fessée et après ça, boire une bonne bière pour faire disparaitre l'agacement qui grimpe au fur et à mesure de cette lecture éprouvante en fumant un petit cigare avec ma belle-soeur, tiens pourquoi pas?
J'en suis à la page 134, opiniâtre j'irai jusqu'au bout (c'est faux, j'arrête... Je croyais que j'allais pouvoir mais non!) parce que je me dis qu'Alice Ferney ne peut pas laisser se prolonger ce ratage sans éclairer d'une révélation soudaine ces imbéciles malheureux.  Son écriture me tient, j'avoue. Il y a de l'humour, on sent qu'Alice Ferney  trouve Nina et Vladimir pathétiques  Elle répète, englue dans une spirale, souligne, surligne les failles. On n'y échappe pas un peu comme Dans paradis conjugal où on avait envie de bousculer cette femme sur son canapé, enferrée dans ses contradictions mais on ne restait pas bloqué dans le sac de nœuds. C'était beaucoup moins long, puis il y avait de l'espoir mais là, on cherche et on ne trouve pas.

Mardi 16 décembre 2008


Alice Ferney a écrit là un très beau livre intérieur ... Histoire d'une femme d'intérieur mais pas seulement . Elsa Platte regarde chaines conjugales de Mankiewitz sur son canapé, elle a 4 enfants, était danseuse. On comprend très vite que ce film l'habite depuis quelque temps, qu'elle le regarde comme sa vie. D'emblée on s'asseoit avec elle. Forcément, elle nous interpelle avec ses interrogations sur le sexe et le désir qui font échos aux images. Sa solitude est vibrante malgré la présence de ses deux grands enfants avec elle sur le canapé. Son angoisse nous percute quand elle redit tel un letmotiv la phrase que son mari a dite la veille au soir : "Demain soir et les soirs suivants, prépare-toi à dormir seule. Je ne rentrerai pas." Là est la souffrance et en face ce film qui "remédie à son chancellement intérieur". Elle explique comment une oeuvre d'art bouleverse, lui permet de donner un sens et de se mettre en scène, dégagée de la réalité.p41 "l'oeuvre cause une émotion, lui offre une parole, un exemple, un miroir, une histoire jumelle, une musique, une question, une réponse, un embellissement, une compagnie". Elle trouve dans cet échantillon de femmes qui traverse le film des réponses. Elle est chacune grâce au film mais n'est qu'elle même dans l'existence. Au début du livre, la réalité de la vie d'Elsa Platte est encore très présente. Avec beaucoup de finesse, Alice Ferney décrit cette féminité de la sensualité à la sensibilité, de la danseuse à la mère, du désir amoureux à l'amour conjugal. Dans cette main d'homme qui touche la peau de sa femme, elle a donné des mots à tout ce qui se joue de désir et de non-désir; de l'amour et de la difficulté d'y répondre. Le point de vue est extrèmement féminin mais sans féminisme, c'est une remise en question constructive des rapports hommes-femmes,

mercredi 11 septembre 2013


Je ne retrouve personne d'Arnaud Cathrine aux éditions Verticales


Après une discussion hargneuse avec son frère, Aurèle accepte d' aller s'occuper de la mise en vente de la maison familiale malgré la promotion de son dernier livre qui va commencer. Il cherche à sortir de l'emprise que son aîné à toujours eu sur lui entre cynisme et autorité. Dans la maison vide il se voit avec ses trente cinq ans englué dans ses contradictions, à la recherche d'une innocence. Il est amer et lucide. Grosse crise sur fond de mer normande... Il retrouve la vieille Mado, voisine rentière qu'il fréquentait avec son frère. Le vernis d'hier nappé d'anticonformisme qui le trompait encore n'est plus. Devant lui, juste une vieille femme qui picole trop et se donne le droit de dire n'importe quoi. Puis survient Hervé l'agent immobilier le copain des années lycée. Là, forcément on va parler de Benoît avec lequel une relation plus intime s'était construite mais qu'Aurèle a perdu de vue en quittant Villeurville. Bien sûr, sa vie sentimentale est au point mort depuis que Junon et lui se sont quittés. Il ne voulait pas d'enfant alors elle en a fait un toute seule. D'ailleurs Aurèle finit de sombrer dans les compromissions en acceptant de garder la petite Michelle une semaine...
L'écriture capte par son style direct semé d'expressions bien d'aujourd'hui. Parfois sur le ton du journal intime, Arnaud Cathrine insère aussi des dialogues très enlevés comme du théâtre, écrit des mails. L'ensemble contribue à la vivacité du récit alors que le livre est construit autour de la nostalgie et de l'arrêt sur image. De beaux passages en monologues intérieurs dessinent précisément l' homme paralysé, angoissé, mal d'être ce qu'il est, fendu de "lames d'agacement" quand il parle avec ce frère blessant et  blessé. Oui, il y a du "ou vais-je ou erre-je," mais qui échappe à ce questionnement là dans une vie? De celui qui rend figé d'angoisse, buveur solitaire peut-être, incapable de communiquer? Dans cet exercice, Arnaud Cathrine réussit avec sincérité, sans romantisme excessif à rendre cette intimité que l'on enfouit dans un "volontarisme" salvateur.

"Quel obscur pouvoir ce type a-t-il sur moi pour me mettre dans cet état quoi qu'il dise?
Mon frère me juge.
Mon frère ne me reconnait pas. Il me juge.

Le jour où je pourrai lui dire : oui, je suis fait d'une sève curieuse et oui, tes regards me sont une violence ; oui, j'ai le goût des chemins de traverse, des sentiers dépréciés et, ne jugeant personne, je ne crois pas être fabriqué pour emprunter les grandes avenues et habiter les foyers respectables ; oui, je m'emballe, m'amourache, m'attache et m'engage à durée déterminée ; oui, je me trimballe une enfant que j'aime mais qui n'est pas de moi; oui, je suis moins talentueux que toi mais beaucoup plus que tu ne le crois. Le jour où je pourrai prononcer cet ensemble non exhaustif de petites vérités blanches, renonçant par là au type idéal que je n'ai jamais été et ne serai jamais, délogeant ainsi en moi mon propre ennemi, alors je comprendrai définitivement pourquoi j'écris, je comprendrai pourquoi j'ai engagé cette réflexion onéreuse chez un analyste, je saurai me défendre en toutes circonstances (fût-ce au prix d'un effort chaque fois renouvelé), j'aurai atteint l'indulgence, à mon égard, s'entend."

 

dimanche 8 septembre 2013

Les saisons de Louveplaine de Cloé Korman aux éditions du Seuil

Savoir qu'il y avait un nouveau livre de Cloé Korman dans la rentrée littéraire était une bonne nouvelle. En même temps j'aurai bien aimé qu'elle ne soit pas jetée dans la fosse aux lions, qu'elle ait de la place et ne soit pas mêlée à ces 555 sorties. C'est un livre précieux dont les qualités littéraires seront étouffées par des livres plus faciles et des sujets plus brillants. J'ai lu quelque part que Cloé Korman avait enseigné en Seine St Denis. Le roman serait né de cette expérience. On y croise d'ailleurs une prof qui nage dans ce milieu sans toujours trouver la rive mais qui sait tenir bon.
Le livre commence sous le soleil d'Alger. Une amie de Nour raconte son départ pour la France après que son mari a cessé de donner brutalement des nouvelles. Marié depuis trois ans, ils ont une petite fille. Hassan ne revenait qu'aux vacances promettant à Nour qu'elle pourrait bientôt le rejoindre. A Alger, il ne trouvait pas de travail alors il était parti et s'était installé à Louveplaine dans l'immeuble Triolet, là où Nour débarquera à son tour. Mais dans l'appartement, seulement des traces d'Hassan et la solitude immense d'un endroit fait de couloirs, d'appartements qui résonnent, d'escaliers de secours et d'ascenseurs en panne. De Septembre à Avril, Nour va traverser le temps, reconstruire une histoire,  un espace où vivre. On croise Soufia infirmière de nuit et les ados aux vêtements noirs balisés de fluo qui dealent, dressent des chiens. Même quand ça trafique, jamais on est tenté de fermer la page. On ne s'agace pas, on lit embarqué dans l'observation fine des mobiles et des personnalités de chacun. Le langage des individus est pauvre, presque animal, tendu. Les chiens ont plus de franchise dans le regard que leurs maîtres qui rabattent la cagoule. Les flics sont malmenés, les politiques chantent faux, dans la forêt il y a un cerf au bois cassé comme le témoignage d'une époque plus naturelle. L'aspect poétique contrebalance en permanence l'ambiance urbaine et dramatique du sujet. On rentre difficilement dans cette histoire quand on habite une campagne protégée de la France du Sud-Ouest mais justement le livre de Cloé Korman nous fait sortir des verts paturages et c'est bien.

"Elle avait besoin d'air. Après être allée s'envelopper dans sa couverture elle retourna dans le salon et tira la fenêtre, posa le pied sur le petit balcon et plongea son regard dans la rue. En se penchant elle perçut des voix qui semblaient prendre corps sous les réverbères. Puis elle sentit monter vers elle l'écho des voies rapides et au loin un murmure, quelques aboiements et derrière les dernières tours de la cité, derrière la ligne du train et de l'autoroute, elle aperçut la masse du bois de Louveplaine. Elle recula et referma la vitre derrière elle." p 21

 


Les hommes-couleurs de Cloé Korman aux éditions du Seuil

Après un début difficile, je reste sur un véritable bonheur d'avoir lu ce livre.
Quand Georges, un Français, rencontre Florence, ils sont à Mexico sur la pyramide de la lune. Il est ingénieur et a adopté Nino, un petit gamin turbulent "comme soucieux de faire comprendre à chacun qu'il n'est l'enfant de personne". Elle, est architecte et américaine. On est en 1945.
Quand Joshua Hopper, ingénieur hydraulique est chargé de sonder les abîmes du chantier Bernache, on est en 1989. Il ne reste de l'histoire qu'un mince dossier qui fait état d'un vieux contrat de la société Pullman "pionnière dans la fabrication des trains" rachetée par la Bombardier et deux noms : Georges Bernache et Florence Evans. Des six mille hommes, des journaliers passés sur le chantier, aucune trace sauf celle de Gris Bandejo.
Cloé Korman construit son livre comme un puzzle que Josh rassemble s'égarant parfois sur de fausses pistes. Les langues sont multiples, les pièces trompeuses. 0n voit se dessiner une histoire d'amour magnifique. Celle du couple Bernache relève du fabuleux. Elle sait décrire la position toujours funambulesque de ces expatriés dans un milieu hostile. Elle rassemble la magie du Mexique et son trésor culturel aztèque, des pratiques religieuses baroques et des rituels de carnaval masques du désespoir. Pendant que les enfants Bernache jouent dans le grand jardin paradisiaque, on sent la main qui va les en chasser. Quand la dernière page est tournée, il reste une histoire fantastique dans laquelle courent des hommes-couleurs terriblement vivants que l'écriture multiforme et poétique de Cloé Korman magnifie.
"C'est ici le cimetière des migrants. Je l'ai improvisé, au début il n'y avait qu'une seule tombe, puis deux. Cette année, quatre cent mille hommes ont passé le frontières. Mais certains échouent là.
Ce cimetière, il renferme ceux qui n'existaient pas. Avez-vous remarqué que le désert fait perdre le sentiment de sa propre vie ? C'est à cause de la pierre sans végétation on ne sait plus si on a les pieds bien posés quelque part. Il en faut rien qu'un peu. Lierre ou vigne même si elle est aigre. En fait, il y a des plantes ici. J'observe beaucoup de choses et croyez-moi. Même un cactus. Une moisissure sur un caillou. Je vois des gens de toutes sortes.
Il y a des êtres qui résistent qui restent convaincus de la valeur de leur vie même quand l'air se déssèche autour d'eux. Même si la terre entière se changeait en pierre, ils continueraient de se savoir humain, et seront sauvés."

 

mardi 27 août 2013


Les mémoires d'Outre-Tombe de François René Chateaubriand aux éditions le Livre de Poche.

"Mais ce qu'il faut admirer en Bretagne, c'est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer.
Établie par Dieu gouvernante de l'abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil; mais comme lui, elle ne se retire pas solitaire; un cortège d'étoiles l'accompagne. A mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu'elle communique à la mer; bientôt elle tombe à l'horizon, l'intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s'assoupit, s'incline et disparaît dans la moite intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s'arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n'est pas plutôt couchée, qu'un souffle venant du large brise l'image de constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité." p79-80

samedi 24 août 2013

samedi 24 août 2013


Sulak de Philippe Jaenada aux éditions Julliard


Sulak, on en a entendu parler et peut-être même croisé.  Il a sévi dans les années 80. Un beau bandit, intelligent  sportif... Il a commencé par attaquer des supermarchés et s'est spécialisé dans les bijouteries des beaux quartiers. Toujours très correct dans la mesure du possible, il aimait jouer au chat et à la souris avec les policiers et faire évader les fidèles amis quand ils avaient été pris. Un homme inclassable pour qui les murs de la société étaient trop étroits. Jamais on ne le piégerait et plutôt la clandestinité que perdre sa dignité. Pourquoi un type aussi brillant (Philippe Jaenada trahit une admiration partagée avec ceux qui l'ont cotoyé) a choisi d'être hors-la-loi? Rattrapé par un vol de mobylette alors qu'il prouve ses qualités dans l'armée, il est remercié et doit renoncer à une carrière militaire. Il choisit la légion, fait des exploits dont un record de chute libre qu'on homologuera que s'il accepte de se réengager pour cinq ans. Bafoué, il repart sans autorisation dans sa famille mais pendant ce temps son régiment est appelé d'urgence pour une intervention en Afrique dont il n'aura connaissance qu'après. Considéré comme "déserteur", il fuit et rentre dans la clandestinité avec de faux papiers. Philippe Jaenada réalise une fresque du 20 ème siècle en suivant l'aventurier pirate qu'est Bruno Sulak. Digressions personnelles, faits divers politiques et culturels jalonnent l'itinéraire de ce personnage attachant. Philippe Jaenada épingle au passage les institutions policières dont les services se font la guerre et les journalistes mal informés. Toujours un peu moqueur, il s'amuse des ruses et du culot de Bruno Sulak, faisant partager à ces lecteurs un vent de liberté certainement pas à suivre mais plutôt à rêver.
Une petite vidéo souvenir : http://youtu.be/VhB6O2juRW4

samedi 17 août 2013


Shâb ou la nuit de Cécile Ladjali aux éditions Actes Sud

"Je cultivais d'ordinaire beaucoup de mépris pour l'autofiction qui d'après moi ne donnait que des textes complaisants sans profondeur à moins qu'ils ne soient signés Rousseau ou saint Augustin. Je pensais à la bonne phrase de Nina Berberova : une autobiographie est une entreprise égocentrique. Mais l'écriture de Shâb fut exigée par un commandement interne, que je ne m'expliquais pas. Ce que je me disais très clairement, en revanche, c'était que les auteurs avaient le loisir, le luxe inouï, de pouvoir dire ce que les autres ne parviendraient jamais à formuler. Ce livre, je voulus l'écrire aussi pour ceux qui n'avaient pas les mots. La Nuit, ma mère, et le Silence, mon père, m'avaient donné - à leur insu - l'écriture en héritage."
Dans Shâb ou la nuit, il y a une petite fille que des parents vont adopter "dans une grande maison en Suisse". C'est Julie et Robert qui deviennent parents et Roshan qui devient Cécile. L'histoire de l'enfant se tisse alors dans ses origines iraniennes mais aussi avec de "pieux mensonges", comme sera intitulé un chapitre, des non-dits et des peurs qui un jour seront des vérités abruptes à franchir. Cécile Ladjali raconte avec sensibilité et rage, un parcours qui la rend aujourd'hui auteur de ce beau roman. Une enfance où l'éducation protégée n'empêche pas le sordide avec un oncle tripoteur, l'irrémédiable avec les maladies des parents mais au bout du chemin quelqu'un vivra, une femme qui s'est élevée jusqu'au bout des contradictions. Au delà d'une histoire personnelle, il y a des passages très réussis d'intimité familiale, de bizarreries de gamine et des révoltes à s'approprier. A la fois cynique et lucide, elle raconte la trajectoire qui fait n'importe qui fille de... Il fallait aussi savoir parler avec audace et sans complaisance de la mort de ses parents. Elle a les bons mots, de la violence et de l'humilité. Ce serait dommage de passer à côté de ce que Cécile Ladjali écrit avec insolence et liberté parce qu'aujourd'hui orpheline, elle ne trahit qu'elle même. Elle est professeur de français et témoigne d'une belle vocation malgré les mots qui lui ont manqué
parfois. Mais peut-être vaut-il mieux les maitriser et faire sens, le bon pour ne pas perdre la raison?

"A aucun moment je ne justifiai ma passion pour la littérature ou ne bradai mes convictions devant mes classes. Mon autorité, je la tenais des auteurs et les consciences en formation qui m'étaient confiées me suivaient dans les méandres de mes propres recherches. Car si les élèves avançaient dans la forêt des mots, je marchais moi aussi sur un chemin assez semblable au leur. Car les mots me construisaient un peu plus chaque jour, ceux que je lisais en privé ou devant ma classe et surtout ceux que je commençais à écrire sur l'Iran en cachette." p140

lundi 8 juillet 2013


Le chagrin de Lionel Duroy aux éditions J'ai Lu




J'ai fait cette année une véritable plongée dans l'univers de Lionel Duroy. L'Hiver des Hommes est un très beau livre sur l'après-guerre en Ex-Yougoslavie. Lionel Duroy a su y capter un autre chagrin, celui de ceux dont les souvenirs trop lourds empêchent aujourd'hui de vivre. Au fil des pages, on sent son empathie pour ces hommes, et cette interrogation au coeur de son oeuvre sur la filiation. Étonnamment, il y avait des appartés concernant sa vie privée comme s'il ne pouvait dissocier totalement l'intime de son travail. Quand on a lu Le Chagrin, on comprend mieux...
On peut lire Le Chagrin avec fascination. Se demander à chaque page, comment une famille peut être aussi destructrice et continuer de s'interroger sur ce qu'on sait de notre enfance, sur ce que notre sensibilité détourne en traumatismes, en peurs. Le narrateur (auteur) est le quatrième enfant d'une fratrie de onze. Sa mère, une femme qui voulait tenir son rang de fille de négociant en spiritueux bordelais, épousa un Dunoyer de Pranassac dit "Toto", noble issu de germains, qui n'eut jamais les moyens de faire vivre sa très vite famille nombreuse. Ne payant jamais les loyers d'un appartement à Neuilly qu'il avait réussi à louer, ils furent expulsé et vécurent des périodes de misère noire. Le père continuait de faire miroiter un avenir doré tandis qu'il entourloupait ses créanciers sans vergogne. La mère oscillait entre exigences insensées et naufrage dans la folie, incroyablement aveugle aux hallucinantes combines de son mari, les gamins se dépatouillant comme ils pouvaient dans ce marasme fait de mensonges. Cette histoire se développant sur quarante ans, le narrateur devient adulte et mêle à ce déballage, sa vie conjugale qui s'effondre au moment même de la publication du livre. Il y a un jeu temporel très réussi, qui imbrique tout, lie ensemble l'écrivain et son histoire. A la fois auteur et héros de ce chagrin qui recouvre sans pudeur le moindre de geste, Lionel Duroy ressasse la douleur de l'enfance répétant à l'infini les scènes, remuant les couteaux dans les plaies. Croyant avoir écrit pour vivre, c'est aussi une mort sans fin parce qu'on est indéniablement fait de ce qui nous précède, tissant sur la même trame un motif jamais satisfaisant où l'erreur s'infiltrera toujours. Même morts ses parents continuent de vivre dans un silence turbulent. L'horreur des actes qui rétrospectivement sont impitoyablement des échos de ce qu'ils étaient, comme s'il était impossible d'être autre que le fils de...
Lionel Duroy tisse une oeuvre d'écorché vif qui ne peut laisser indifférent. Il se livre entier, va au fond de lui-même avec une écriture où l'absence de pudeur sidère, écœure peut-être, mais touche une vérité de l'homme, un cloaque d'où son écriture tire dans l'indécence une personnalité inoubliable. 

 

mardi 28 mai 2013


J'aimerais tellement que tu sois là traduit de l'anglais par Robert Daheu de Graham Swift aux éditions Gallimard

Il y a un grand type qui raconte des bribes de souvenirs quand sa mère Véra, son père, son frère et le chien Luke vivaient encore sur l'exploitation familiale. On est dans la tête de Jack Luxton. Il est devant sa fenêtre et sur le lit un fusil est posé derrière lui. Il guette si elle va revenir. Jack est d'une infinie tristesse comme la pluie qui coule sur la vitre. En bas il y a "son troupeau", petites caravanes blanches dont il est le propriétaire aujourd'hui avec Ellie, son amie d'enfance de la ferme voisine, devenue sa femme plus tard comme une évidence. Sous ce ciel gris de l'île de Wright, Jack est immobile, paralysé par des sentiments contradictoires. Les souvenirs s'agglomèrent formant des pensées peut-être jamais exprimées, simplement vécues et révélées par le présent qui ouvre un torrent d'émotions avec la mort de Tom, le frère de Jack. Tom a fuit la ferme le soir de ses dix-huit ans, l'armée le ramène dans une boîte couverte de l'Union Jack. Il croyait en avoir fini avec la famille, mais les morts sont plus bavards que les vivants "taiseux" qu'ils étaient. Des visions qui sont comme des sanglots sur un passé qui va à tout jamais être enfoui avec le corps de Tom. Jack est stoppé net, suspendu à lui-même, prêt à lâcher. Il remue les cendres du passé et voit les charniers où les bêtes atteintes de vache folle étaient brûlées après la mort de sa mère, avant la faillite.  A-t-il un avenir où il y aurait place pour une forme de bonheur et même d'oisiveté avec Ellie? 
Graham Swift reste là, sur ce moment où tout pourrait basculer, avec une infinie vérité, une pénétration de l'âme de Jack sur 404 pages tenant en haleine le lecteur avec l'obsédante présence du fusil sur le lit. Pas de grandes envolées philosophiques, juste Jack, que la mort a rendu somnambule, déambulant dans son passé avant de jeter à la mer définitivement un dernier symbole. On sillonne en même temps le Devon, l'Angleterre des années 90 où guerre et épidémie vache folle faisaient l'actualité jusqu'aux "twin towers."Comme dans Julian Barnes avec "Une fille qui danse", on est dans une chronique du drame ordinaire, magnifiquement menée. Un huis-clos envoutant où l'on retrouve une unité de lieu de temps et d'espace à la manière des tragédies antiques.

p86 :"Oui, il regrettait vraiment qu'elle ne soit pas là. Mais s'il l'avait vraiment regretté, comment pour commencer, pouvait-il se sentir si heureux? Regretter qu'elle ne soit pas là, cela revenait à admettre qu'il était heureux sans elle. Cela revenait à dire qu'il écrivait cette carte postale parce qu'il la trahissait."

dimanche 12 mai 2013


Ladivine de Marie Ndiaye aux éditions Gallimard

Malinka est une princesse, celle de sa mère Ladivine, "qui n'était une reine pour personne mais une simple servante et qui finit par s'appeler telle aux yeux de cette fille, Malinka." Désormais, Malinka parlera de la servante et s'efforcera de maintenir une distance pourtant ,"Elle ne méprisait jamais la servante, cette mère étrange" , "Elle éprouvait pour la servante une tendresse infinie, désolée, suffocante". 
Elle veut s'éloigner d'un destin de soumission et d'attente. Pour obtenir une reconnaissance sociale, être admirée plutôt qu'invisible, elle cherchera une forme de perfection que l'école ne lui a pas donné, mais qu'elle trouvera dans son comportement, son travail, son aspect physique très soigné. Que la forfaiture n'apparaisse pas! Elle ira voir sa mère une fois par semaine en cloisonnant sa vie jusqu'à changer de nom et s’appeler Clarisse Rivière. Sa mère ne connaitra jamais son mari ni son enfant. "Elle savait comme sa mère que l'outrage était là, autour d'elles, dans le simple fait que que Malinka visitait sa mère clandestinement parce qu'elle en avait décidé ainsi et qu'à une décision aussi scandaleuse on ne pouvait plus faillir une fois prise". 
Le non-dit destructeur fera son travail de sape. Clarisse Rivière aussi lisse qu'une eau dormante. Jamais un jugement, une opinion :" Dès qu'elle était en situation de donner un avis sur tel ou tel comportement, de juger de l'honnêteté d'une attitude, de signifier simplement ce qu'elle pensait, en bien ou en mal, de telle situation, se dressait devant ses yeux effrayés la silhouette de la servante qui lui paraissait alors la mettre au défi de blâmer qui que ce fût, elle, Clarisse Rivière, qui s'était condamnée elle-même". Puis Clarisse se perdra dans ce mensonge insoutenable dans lequel l'amour-propre est rendu impossible. Quittée par son mari, loin de sa fille, elle rencontrera Freddy Moliger, rebut de la société. Le drame couve, Clarisse Rivière redevient Malinka. La deuxième partie du livre raconte la fille de Clarisse nommée Ladivine sur laquelle se referme le cercle de la culpabilité qui tâche, invisible, de comportements destructeurs les vies suivantes. Marie Ndiaye donne à ses livres une tonalité étrange, à la frontière de la folie et du fantastique, oppressante. Son univers est un monde terrible de gens errants menant cahincaha des vies sociales bien huilées, parfaites. Elle va nous ferrer et nous faire souffrir jusqu'au bout sans qu'on ait la force de lâcher. Un livre très fort et poignant où les blessures déforment à l'infini les corps innocents : (...)"il lui semblait que c'était la mort même de Clarisse Rivière qui les avait bannis du bois enchanté, il lui semblait que le terrible flot de sang les en avait chassés, elle et les enfants, pour les rejeter, à jamais coupables et salis, dans la rue qui sentait les fleurs et le sang."
Le style est beau, coupant, cruel comme la morsure d'un chien. 
Lire aussi ce livre pour la lettre qu'il contient, de parents à leur fils qui ne veut plus venir passer ses vacances en famille près de chez eux. Un monument d'insidieuse culpabilisation et qui se termine pas ce magnifique :"Pour le dire brièvement : vous êtes libres."


lundi 29 avril 2013


Adèle et moi de Julie Wolkenstein aux éditions P.O.L

P229 "Comme elle, il est conscient que ce genre de rencontre ne se présente pas souvent, ne se présente quelquefois jamais dans une vie. Et que, les choses étant ce qu'elles sont (les villes assiégées, les parents mortels), c'est-à-dire fragiles, mieux vaut ne pas lâcher celles qui vous rendent heureux, elles se briseront bien assez vite d'elles-mêmes."

P513 "Dans le vide des nuits d'insomnie, la plénitude de son être, mûr, rassemblé, unique"

Le bord de mer chez Julie Wolkenstein est un gouffre, un tombeau mais aussi une boîte de Pandore. Les souvenirs se fossilisent là, remontant par vagues au gré des marées. On sent à la fois la fascination et l'impuissance à se détacher de cet univers des villas ensablées et salées dans un monde de conventions et de grandes familles. C'est Adèle, l'arrière grand-mère qui a acheté ce coin de terre, c'est à elle qu'elle doit cet héritage hypnotique. Dans ces maisons autrefois débordantes de famille, on choisit aujourd'hui d'imposer un week-end sans enfants et la solitude ronge entre l'amant toujours prêt à disparaitre et les copines jamais vraiment capables de comprendre. Adèle a aimé son Georges avec constance, c'est sensuel et quand le temps à passé, ce vieux couple féru de chasse au crocodile émeut. Odette, une tante, fût la dépositaire de la vie d'Adèle pendant ses nuits d'insomnie alors qu'elle la rejoignait dans son lit petite-fille. Elle a écrit plus tard un mémorandum, "une dizaine de pages dactylographiées". A partir de là, Julie Wolkenstein nous raconte qu'elle lui  a rendu visite à Annecy lors d'une rencontre autour d'un de ses livres à la bibliothèque.  Au moment de partir, Odette lui remet  le "coffret rouge gainé de bleu" qui contient le "journal intime" d'Adèle.
L'auteur reconstruit une vie de grande bourgeoise, quatre enfants, un couple amoureux, trois guerres, des deuils, et surtour St Pair-Sur-Mer. En écho déformé par le temps, la vie d'aujourd'hui répond, le paysage s'érode mais le climat a toujours ses caprices. Par hasard, au cours de mes dernières vacances, je me suis retrouvée dans ce havre normand que Julie Wolkenstein dessine. Il y a des mots à mettre sur chacun des pas qu'on y fait à cause de ce livre qui, s'il parle d'Adèle, rend aussi au lieu un hommage sincère.
Julie Wolkenstein dévoile la trame de l'écriture donnant des indices vrais, faux, sur une enquête, jouant des coïncidences entre elle et son arrière-grand-mère, pour mettre en scène et romancer au sens propre du terme, pourrait-on dire "fictionner". Mais peu importe que ce soit vrai, on la croit pour tout. Adèle et moi ou Adèle est moi? Livre subtil plein d'une franche vitalité, de drôlerie qui m'a amené à relire Happy end que j'avais aussi beaucoup aimé en 2005, plus sombre mais dont je n'avais pas oublié quelques scènes marquantes. Julie Wolkenstein injecte dans ses lignes des émotions fortes, ses histoires qui viennent s'agréger aux vôtres, un peu comme ces coquillages collés les uns aux autres.

mercredi 24 avril 2013


La singulière tristesse du gâteau au citron de Aimée Bender traduit de l'Anglais par Céline Leroy aux éditions de l'Olivier




Dans la famille Edelstein, tous ont quelque chose d'étrange.  Dans une ambiance mélancolique et tendre, les acrobaties imaginaires d'Aimée Bender soufflent sur l'histoire l'esprit d'un conte. Rose a un don qu'elle découvre à neuf ans, en mangeant avec gourmandise, un peu à l'avance, le gâteau au citron que sa mère vient de préparer. Le résultat est parfait mais elle y goûte le mal-être et la solitude de la cuisinière. Quand elle mange, elle décode les frustrations et les colères, l'amour et la sérénité. Un bouquet d'émotions se dégage qu'elle préférerait parfois recracher. Il y a aussi son frère, le sur-doué dont l'intelligence sera tout juste remarquable en grandissant. Il fait un étrange baby-sitter avec l'air parfois de revenir de l'au-delà. Incapable de quitter les livres même pour manger, il cherche à s'échapper d'un univers qui l'effraie finissant par se fondre dans le décor. George, son meilleur ami, appréhende le monde dans une dynamique gaieté. Il s'émerveille des capacités de Rose sans vouloir les utiliser pour lui-même. Rose lui voue un amour exclusif parce qu'elle sent en lui le goût du bonheur.  Rose interroge,  demande si trop de perceptions est supportable. Mais à ne pas vouloir savoir, on reste à côté, en marge, sur une ligne de crête, prêts à sombrer dans le décor comme Joseph qui finira par disparaitre. Rose aussi, fuit à sa façon en ne mangeant que des aliments industriels fabriqués par des entreprises lointaines: "des biscuits que personne n'avait faits, ne produisaient que le bourdonnement lointain et régulé de la farine, du beurre, du chocolat et des usines."p 54
Ce livre est rempli d'un charme triste. Une sensibilité à fleur de mots s'en dégage. L'humour dynamise le tout, c'est un roman, une histoire un peu magique à nos oreilles.  On tourne la dernière page quittant à regrets Rose. 

p 72 : "Et moi, je suis quoi? ai-je demandé alors que nous avancions sur la promenade aux lattes de bois branlantes au bout du quai, là où les pêcheurs passaient des journées entières avec leurs vieilles cannes. 
Toi? Elle a baissé les yeux vers l'eau. Mmm. Une forêt pluviale. 
Une forêt pluviale, ça veut dire quoi?
Que tu es luxuriante.
J'ai besoin de pluie?
De beaucoup de pluie.
Et c'est bien?
Ni bien ni mal. Est-ce qu'une forêt pluviale est bonne ou mauvaise?
Et toi, tu es quoi?
Elle a haussé les épaules. Moi, je suis changeante. Comme l'île principale d'Hawaï.
Tu as le droit d'être Hawaï, toi?
L'île principale. Elle a sept climats différents. Toi aussi tu peux devenir Hawaï, si tu veux.
Est-ce que tu es une forêt pluviale?
Je ne crois pas. 
Un désert?
Parfois.
Un volcan?
A l'occasion, a-t-elle dit en riant.
Je suis partie de mon côté vers la rambarde. L'océan avait l'air net et granuleux sous cette grosse chaleur. Tout au bout de la jetée, je me suis postée à côté d'un vieux pêcheur japonais très petit qui m'a dit qu'il taquinait le maquereau depuis six heures et demie du matin. (...) Un seau débordant de poissons était coincé à ses pieds dans une glacière. (...)
Vous avez vu le soleil se lever?
Sur la montagne.
C'était joli?
Il a acquiescé. Orange. Rose.
Je voudrais être l'océan plutôt qu'une forêt pluviale, ai-je dit dans la voiture sur le chemin du retour.
Mais oui, a dit maman dont l'esprit était ailleurs depuis longtemps."

 

 

  dimanche 24 mars 2013


Le roman du mariage de Jeffrey Eugénides traduit de l'Anglais par Olivier Deparis aux éditions de l'Olivier



Madeleine a la gueule de bois et elle n'est pas très fière de ce qui s'est passé la nuit dernière. D'emblée Jeffrey Eugénides (Eugénidesse...) nous plonge dans les regrets et remords d'une fille en pleine crise sentimentale alors que ses parents bon chic bon genre menacent d'arriver d'un instant à l'autre pour la remise des diplômes sur le campus universitaire. Le lecteur suit Madeleine qui navigue à vue cherchant la terre ferme dans son avenir brouillé. C'est Mitchell qui la sauve acceptant avec une abnégation chevaleresque de faire la conversation à ses parents. Il lui évite ainsi une confrontation qui pourrait révéler quelques failles dans ses projets. Madeleine aime Léonard qui l'a quitté, beau, brillant étudiant en biologie sûr de lui et par contre n'est pas amoureuse de Mitchell qui lui est fou d'elle. Etudiant en théologie, il est l'homme providentiel, celui qui tombe à pic régulièrement au cours de cette histoire. 
On est dans un milieu d'intellectuels. En effet Madeleine étudie la littérature classique anglaise. Nourrie de Jane Austen, des soeurs Brontë, de George Eliott, elle découvre Barthes et Derrida pendant que Léonard cultive des levures dans le laboratoire d'une nobelisée. Loin en Inde, Mitchell  cherche la foi et la grâce auprès de Mère Térésa avec des réflexions non dénuées d'humour. Mais le désir brûle et enchaine les corps dans des étreintes fougueuses ou ratées. Le sexe appelle mais est toujours suivi d'un post coîtum intellectuel où la raison reprend vite le dessus. Le triangle amoureux est photographié sous chaque angle laissant au lecteur un peu d'avance sur les personnages. C'est génial, on les voit se débattre et on sait qu'ils se trompent. Est-ce que la sincérité des sentiments suffit à conduire sans trébucher vers l'union maritale? Un peu de lucidité et de grands renoncements seront nécessaires. 
 Dans ce roman qui se veut matrimonial  Jeffrey Eugenides (Eugénidesssse...)entreprend de répondre magistralement à ceux qui affirment que la fin de l'institution (du mariage) signe l'arrêt de mort du roman. C' est une réussite dans sa forme classique avec des personnages finement campés, des êtres vivants. Léonard, quand il se débat dans sa psychose maniaco-dépressive est criant de vérité de même que la réaction des parents de Madeleine cherchant à convaincre impuissants et pathétiques.

 Les crises côtoient les décisions fondamentales, un monde à prendre sans s'y faire piéger quand la réalité rattrape le roman qu'on a commencé à écrire de sa vie. Mais dans les années 80, les femmes naviguent déjà sur ce que leurs aînées ont acquis, une liberté qui change profondément la donne et doit faire jubiler Elizabeth Bennet depuis Orgueil et Préjugés.

mardi 19 février 2013


Peste et choléra de Patrick Deville aux éditions du Seuil




Le livre retrace les pérégrinations d’Alexandre Yersin pasteurien des premières heures, génie touche-à-tout. Cet homme peu connu du grand public doit remercier Deville de l’au-delà de lui avoir rendu un si bel hommage. De la peste à l’agriculture, du coca à la fabrication de vaccins, de l’exploration de territoires encore vierges aux premiers pas des télécommunications, Yersin est un étonnant personnage un peu misanthrope, toujours assoiffé mais désolé que le monde perde son temps en mondanité et en guerres. On sent Patrick Deville empathique de ce doux dingue pas si dérangé que ça puisqu’il se construit un empire colossal à Nha Trang finançant ses recherches grâce aux cultures et élevages qu’il développe. Peste et Choléra est une mine d’anecdotes scientifiques et historiques sur l’Indochine, l’évolution des moyens de transport et la formidable ébullition du monde. C’est merveilleux de rencontrer un homme qui a fait à peu près tout ce qu’il a voulu en sachant ne jamais s’asseoir dans le fauteuil de l’auto-satisfaction. Le style de Deville est particulier, il est parfois insistant. Il apparait régulièrement en fantôme du futur assidu comme s’il regrettait de n’avoir pas vécu cette époque du tout possible jouant avec la réalité pour mieux la dévoiler. C’est historiquement nourri d’une incroyable documentation et c’est sûrement ce qui enlève à ce roman « le romanesque » qu’on aurait pu espérer y trouver. On se fatigue en effet à le suivre, ce Yersin mais quand on referme le livre, on ne peut retenir un sifflement d’admiration.

lundi 18 février 2013


La nuit tombée d'Antoine Choplin aux éditions La Fosse aux Ours

La catastrophe nucléaire de Tchernobyl, c'était le 26 Avril 1986... Qu'en savons-nous, nous les heureux ? Une peur ancienne, quelques blagues de mauvais goûts, des expressions.  Nous sommes à peine marqués ni même en alerte, juste un peu secoués d'une vague inquiétude parfois. Ce livre est radio actif, à défaut d'être rétro-actif. 
Un homme tire sur la route de Prypiat une remorque avec sa moto. Prypiat est depuis l'accident de la centrale, une ville fantôme évacuée en urgence de tous ses habitants. Gouri fait halte dans la maison de Iakov et Vera. Iakov est malade. Il était parmi les "liquidateurs" avec Gouri et tant d'autres,  ceux que le gouvernement Russe a réquisitionnés pour tenter d'enrayer la catastrophe. Mais  Gouri le poète, a ensuite été envoyé comme écrivain public à Kiev alors que Iakov a été recruté pour "faire son travail de citoyen" sur place : " un travail de patriote que c'était et de la reconnaissance que ça nous vaudrait". Cette nuit, Gouri va retourner à son appartement prendre la porte de la chambre de sa fille Ksenia, celle sur laquelle on a marqué à la craie des mots et la taille de l'enfant malade elle aussi. Dans une écriture sobre, du théâtre presque, insérant des silences et soulignant l'expression d'un visage, Antoine Choplin réalise un bijou, un tableau d'une sensibilité rare. Il donne un souffle profond à ces hommes perdus aux confins du monde abandonné, enchainant les verres de vodka avec une gravité morbide. Le livre émeut, se hisse au rang des inoubliables.
"Il se sent pris dans un drôle de paysage, aux contours dessinés par les alentours autant que par lui-même, à l'intérieur.
L'entrelacs de la nuit et de nos pénombres.
(...) 
Gouri, le regard long et opiniâtre levé vers les bribes de ciel.
Son corps entier frissonne.
A cause, peut-être des solitudes amoncelées. 
Emboîtées comme des poupées gigognes. La sienne propre à Gouri, d'homme singulier ; celle de cette zone maudite, ce trou noir du monde ; celle aussi de son espèce, humaine, et de son vaisseau terrestre qui s'est fichu là, au coeur de l'immensité. 
(...)C'est quelque chose comme le sentiment de l'abandon. 
Qui recroqueville les bustes, replie les horizons."P111

 

lundi 11 février 2013


Une fille, qui danse de Julian Barnes traduit de l'Anglais par Jean-Pierre Aoustin aux éditions Mercure de France

The sense of an ending est le titre anglais. Bien plus approprié que le titre français dont la phrase fait référence à une anecdote du livre dont les conséquences n'ont rien d'essentiel. Lorsque l'on sait après avoir lu l'article du Monde du 18 Janvier que Julian Barnes s'est toujours inquiété de la mort depuis l'âge de treize ans, il y a un sens fort dans la version anglaise.
Alex, Tony, Colin, Adrian quatre amis, indubitablement fiers de découvrir toute l'étendue de leurs capacités intellectuelles se questionnant sur le fait historique et ponctuant leurs débats de "philosophiquement évident", piaffent avant d'entrer dans la "vraie" vie. Leur énergie sexuelle est quelque peu frustrée par les contraintes de l'époque. Tony, la soixantaine aujourd’hui, rassemble ses souvenirs, tentant de retrouver intactes les émotions de sa relation avec Véronica l'ex petite-amie de ces années-là. Était il vraiment amoureux? Quels étaient les véritables enjeux de cette rupture? Il garde telles des effluves, des impressions cristallisées en certitudes dans des petits arrangements avec lui-même. Lorsque la mère de Véronica lui lègue dans son testament une petite somme d'argent et deux documents, un "devoir de mémoire" s'impose. Où s'achèvent les regrets, où commencent les remords? A qui demander pardon, sommes-nous individuellement responsables? Quand on explore les imbroglios de l'histoire individuelle, les causes et les effets deviennent quasi inextricables à l'échelle de l'humanité. Peut-être manquons-nous totalement d'imagination les uns vis à vis des autres, effleurant au passage nos congénères envahis par nos peurs, incapables à jamais de risquer la vraie question, celle qui révèle l'indicible solitude. Julian Barnes joue merveilleusement sa partition narrative, accrochant le lecteur à une histoire qui rebondit jusqu'aux derniers mots tout en stimulant un questionnement profond sur la mémoire.
p126 "Combien de fois, racontons-nous notre propre histoire? Combien de fois ajustons-nous, embellissons-nous, coupons-nous en douce ici ou là? Et plus on avance en âge, plus rares sont ceux qui peuvent contester notre version, nous rappeler que cette vie n'est pas notre vie, mais seulement l'histoire que nous avons raconté au sujet de notre vie. Racontée aux autres, mais - surtout - à nous-mêmes?"
Un vrai roman qu'on ne lâche pas et qui inscrit Barnes dans la lignée d'un Jonathan Coe. Il témoigne que le roman anglais n'est pas mort, une spécificité d'outre-manche qu'on ne voudrait pas voir cesser tant le plaisir de lecture est immense.

 

samedi 29 décembre 2012


Anima de Wajdi Mouawad aux éditions Léméac Actes Sud pour la France

Il y a des livres qu'on achète sans savoir, juste à cause d'une voix, d'un mot, peut-être aussi parce qu'Incendie était au programme d'une classe de prépa lettre. Quand Wahhch découvre sa femme assassinée, on est pris dans ce"vomissement rauque", la plainte universelle de la douleur d'être homme. Les animaux observent comme des caméras invisibles , perçoivent intimement la souffrance qu'il transporte et se font rapporteur de son errance, sans interpréter jamais, juste empathiques. Du "Félis Sylvestris Catus Carthusianorum" en passant par la "Teganaria Domestica" et "Oncorhynchus Mykiss", ces petites et grosses bêtes témoignent en courts chapitres auxquels elles donnent leur nom. Il veut voir le visage du meurtrier, comme pour se prouver qu'il existe et que ce n'est pas lui qui a tué Léonie. Le livre monte en puissance lorsqu'il pénètre dans les réserves indiennes où se cache celui qu'il cherche. Le crime est répété reproduit comme s'il jetait des indices dans quelque chose que Wahhch devait comprendre. Pourquoi suit-il cette piste? Tous les rapports d'autopsie ne donneront jamais la profondeur de la blessure infligée, la dimension de l'horreur de celui qui voit, la fascination muette des témoins qui commettent aussi le crime tant le geste se grave dans la chair. Le livre bouleverse comme une tempête et l'on assiste impuissant à des violences humaines dans une escalade effrayante. Un molosse s'attachera aux pas de Wahhch comme pour donner forme à la sauvagerie qu'aucune tendresse, amour, beauté, ou même un Dieu ne pourront enrayer. Haletant comme un thriller, il laisse pantelant de chagrin et convaincu que l'homme est impardonnable et fondamentalement seul.
p102 :"Les humains sont seuls. Malgré la pluie, malgré les animaux, malgré les fleuves et les arbres et le ciel et malgré le feu."
Déchirant, sensuel et violent mais à lire parce qu'il touche, va loin et révèle la face cachée de nous quand la chair est un cri où la raison est morte.

jeudi 29 novembre 2012


Que nos vies aient l'air d'un film parfait de Carole Fives aux éditions LePassage

Un couple qui divorce. La mère fragile n'a plus la garde des enfants. Grâce à sa fille, elle obtient une lettre du petit frère que les juges l'autoriseront à reprendre. Elle part avec lui dans le Sud vivre dans une communauté hippie. Fin d'une fratrie qui ne se retrouvera que chez les grands-parents, échangés sur les aires d'autoroute, l'intimité perdue, la complicité effacée. La grande soeur  tourne autour de la cage vide du petit frère, des restes de maquette. Tous coupables mais surtout celui qui sait qu'il l'est.  Carole Fives cite Nathalie Sarraute en exergue "Ce que nous ressentons n'est inscrit nulle part" et "surtout pas par les autres" pourrait-on ajouter. C'est un livre à trois voix.: le père, la mère, la sœur. De la plage d'Hardelot où les parents annoncent : "nous avons décidé de divorcer" la sœur s'adresse au petit frère. Les voix tracent leur histoire entre le chagrin et la haine, la dépression et la folie. Une époque surgit dans la musique évoquée : celle où les pères avaient surtout le droit de verser une pension alimentaire, où l'intérêt de l'enfant n'était pas toujours examiné. Un livre triste d'errance et de culpabilité portée par une gamine qui n'en était déjà plus une alors que ses parents... On connait la chanson mais Carole Fives y met sa petite note cinglante dans des phrases à la fois banales et violentes. La construction du livre est parfaite pour cette famille éclatée des années 80 aux liens défaits, aux lits refaits de multiples fois, sans attache, sans passé qui ne se recomposera pas. On ne communique pas d'un chapitre à l'autre. Chacun sa voie jusqu'à Tom qui semble parler d'un autre monde dans la lettre finale. Que pouvait-il faire de mieux que fuir ?
p 13
"Le père a commencé, "Nous avons quelque chose à vous annoncer". Ca t'a glacé d'un coup. Surtout, pour l'entendre dire "nous" pour parler de ta mère et de lui. Comme s'ils avaient pu se fondre en une entité, un "nous" bien identifiable, celui des parents, capable de prendre une décision commune. C'était bien la première fois qu'ils avaient l'air d'accord sur quelque chose, et ça ne t'en a paru que plus suspect."
C'est un  livre court, plein d'émotions, qui met en scène sans artifices le divorce dans les années 80 mais qu'a-t-on donc appris depuis? 

 

Jeudi 15 novembre 2012


La grande bleue de Nathalie Démoulin collection La Brune éditions du Rouergue



Le livre commence comme ça :
http://www.facebook.com/music/song/Les-Cornichons/10150262518804879



« Marie, c’est le prénom qui est le plus porté par les femmes » nous dit Nathalie Démoulin. Marie miroir aux multiples reflets. Une jeune-fille fugue avec sa copine Delphine, déjà le rêve d’une autre vie. Un mois plus tard, elle rejoint Michel qu’elle aime. On est le 25 Février 1967 et elle ne sait pas que c’est « ce même samedi que les ouvriers de la Rhodiacétia à Besançon décident d’occuper leur usine. » Le monde bouge. Et Marie s’insurge aussi , elle n’aura pas d’autre enfant " même si pour cela il faudra aller au planning familial, prendre rendez-vous avec un médecin parmi ceux qui acceptent de prescrire des contraceptifs". Un peu fleur bleue sûrement, avec une idée du bonheur qui ressemble à cette mer entraperçue, déjà disparue, dans le film "La piscine ", une vision fugitive qui berce Marie dans ses rêves et désirs intimes. « On est avide de la vie des autres ». Ouvrière, en bleu de travail, elle s’exaspère des cadences et des contremaitres toujours sur leurs dos. La vie de famille pèse et creuse les cernes bleues. Il y a le frère aîné Yvan qui traine son mal-être depuis la guerre d’Algérie, « pourri de faiblesses, inconstant, ravageur » qu’elle retrouve de loin en loin maintenue dans sa tendresse par l’enfance.  Et puis au-delà ce cercle intime et personnel, il y a l’usine et ses mouvements. Nathalie Démoulin raconte les ouvriers qui en 1973 ont fait parler d’eux dans les usines Lip . Le style de Nathalie Démoulin peut dérouter, il est concentrique un peu comme un caillou jeté dans la mare. Il part de Marie, puis s’ouvre vers le « on »  , happe l’entourage, et projette dans l’universel, dans un temps révolu sur lequel les femmes d’aujourd’hui ont acquis le droit de choisir un peu mieux leur destin. Le livre émeut, relie les mères aux filles, explique et témoigne pour une génération.

vendredi 12 octobre 2012


L'Amour sans le Faire de Serge Joncour aux éditions Flammarion

p16 "Quand il fonce vers le quai 19 le coup de sifflet a déjà retenti, il court jusqu'au vertige, attrape le marchepied du dernier wagon pile au moment où la porte se referme, il a un mal fou à extraire son sac qui reste bêtement coincé, à la lutte il parvient tout de même à le dégager, il est en nage, il a failli le rater."
Donc Franck prend le train pour descendre dans la ferme de ses parents pas loin de chez nous. Il n'a pas prévenu. La dernière fois c'était à l'enterrement de son frère. 
Dans sa voiture, il y a Louise qui se rend au même endroit. L'histoire converge. Elle, c'est la compagne d'Alexandre, le frère mort. Elle a prévenu de son arrivée. Là-bas, il y a un gamin, son fils qu'elle a laissé.
Les parents désertent. Franck et Louise se retrouvent tous les deux. Il ne se passe rien. Ils ne feront pas l'amour. C'est dommage vraiment, un peu de sexe aurait mis du rêve et de l'espoir dans cette histoire dépressive à en sauter des pages. Je regrette pour eux. 
De très beaux passages cependant comme la progression en train vers Brive  et l'échange terrible avec le père sur l'héritage, donnent au livre de l'épaisseur pour compenser l'inertie de ces personnages qui ne veulent plus souffrir et qui ne veulent plus rire non plus. Le lecteur trépigne et s'ennuie. On a beau aimer la campagne, être contemplatif, et savoir combien c'est compliqué de trouver une canalisation bouchée au milieu d'un champ, on se sent légèrement comprimé (de Prozac) à la lecture de ce livre.
Je vous rassure, la fin laisse supposer qu'ils finiront par le faire...  Chouette!

samedi 29 septembre 2012


Pourquoi être heureux quand on peut être normal? de Jeanette Winterson traduit de l'anglais par Céline Leroy aux éditions de l'Olivier

P 52 "L'existence n'est qu'une question de seconde chance et tant que nous serons en vie, jusqu'à la fin, il restera toujours une autre chance."

Il y a des écrivains qui parlent d'eux et et c'est un monde qui nait.  Jeanette Winterson revient sur son premier livre "Les oranges ne sont pas les seuls fruits" réédité en même temps que "Pourquoi être heureux quand on peut être normal?" Et là, il ne s'agit pas d'une simple affaire commerciale, elle a quelque chose à nous dire. Elle relate comment sa mère a eu honte et acheté son premier livre sous un faux nom . Il faut dire que sa mère n'y est pas totalement à son avantage.  Elle dit p13 : "Je ne me souviens pas d'un temps où je n'ai pas dû confronter ma version à la sienne..." et touche l'essentiel. Qui sommes-nous, si ce n'est des personnages où la réalité se mêle à la fiction? Elle dit que l'écriture exprime la part de silence de l'histoire. Elle ne raconte pas sa vie, elle la crée bien au-delà de la succession d'évènements et de pertes qui la jalonne. Certes la vie de Jeanette Winterson n'est pas celle de tout le monde. Elle cumule entre l'enfant adopté qui n'est pas celui qu'on espérait et  la mère fanatique religieuse persuadée que "le problème avec les livres, c'est qu'on ne sait jamais ce qu'ils contiennent avant qu'il ne soit trop tard" p 47. Quand, comble de provocation, elle affirme son homosexualité, sa mère a cette phrase fantastique : "Pourquoi être heureux quand on peut être normal?". Dans cette histoire, le livre est un personnage à part entière. Jeanette Winterson dévore des livres interdits qu'elle cache sous son matelas. Les émotions qu'ils procurent sont de véritables rencontres qui forgent le destin et l'autodaffé qu'en fait sa mère ne pourra détruire ce qu'ils ont déjà amorcé chez sa fille.  Dans un grand hommage à la bibliothèque municipale où elle commence méthodiquement par la lettre A, les livres la sauvent, lui permettent de rester en vie et au-delà de devenir écrivain. Je pense à Janet Frame dont le livre "autobiographique" Un ange à ma table est de la même trempe. Quand l'écriture permet de trouver le sens et ne cherche pas à régler des comptes, les écrivains font des livres palpitants à leur tour salvateurs.

 

 

mardi 25 septembre 2012


L'hiver des hommes de Lionel Duroy aux éditions Julliard

Marc est déjà venu en Ex-Yougoslavie au début de la guerre en 1992. Dix-huit ans après, il retourne sur le terrain.  Il veut rencontrer des Serbes, de ceux qui ont combattu aux côtés de Mladic, accusé aujourd'hui de crimes de guerre après avoir été en quelque sorte "victorieux". Le narrateur est fasciné par le destin des enfants des criminels de guerre. Comment s'arrangent-ils avec la vérité pour survivre? Le suicide d'Ana, fille de Mladic, peu de temps après le bombardement de Sarajevo, est un geste d'une grande violence, que chacun interprètera avec ses convictions, quelque chose comme une lettre morte puisque son père veut se persuader lui-même et persuader ses proches qu'elle a été assassinée. Successivement, au hasard des rencontres, dans un brouillard épais, malgré la couche de neige qui veut blanchir la terre, Marc fouine. Sous les chagrins enfouis que le temps fige dans une peur éternelle teintée de paranoïa, les grandes causes s'effacent. Les histoires personnelles dessinent des trajectoires que l'écriture empathique de Lionel Duroy rend sensible et proche. Les Serbes, aussi fous soient-ils redeviennent des gens. Et en fonction du côté où nous aurions pu naître n'aurions-nous pas agi de la même façon? La guerre laisse les mêmes douleurs partout, l'hiver des hommes qui l'ont faite et l'avenir de neige salie qu'elle propose aux générations suivantes.
L'auteur mêle sa propre histoire à celle-là, et c'est peut-être là que le livre pêche un peu. La force des portraits de ces hommes fantômes qui se cachent et trouvent des explications insensées pour justifier la barbarie rend d'un sentimentalisme larmoyant les digressions que Lionel Duroy écrit sur son couple en déliquescence à Paris.
Malgré ce bémol, ce livre est poignant et passionnant. Il nous rappelle des évènements récents, l'engrenage absurde qui a provoqué cette explosion de haine entre des voisins, des frères, des amis réveillant les rancunes à propos de l'horreur d'une autre guerre. 
Au cours d'un premier entretien avec Stanko Jankovic, un  proche du général Mladic,  celui-ci explique à Marc que "le monde entier s'est fait avoir par la propagande des Musulmans" p24. Et puis plus loin il raconte le massacre de Srebenica dans un discours où les contradictions flagrantes font frémir :
p 28 : "- Et là encore..., dis-je comme il s'interrompt.
            - Là encore, nous les avons tous tués, oui. Le verger était jonché de corps, nous avons dû utiliser une pelle mécanique pour les ramasser.
   Je vois que le colonel est profondément atteint par ce qu'il vient de raconter, les traits tirés, les yeux rougis.
            - Comment se remet-on de telles scènes?
            - On ne se remet pas. Après Srebenica, j'ai été hospitalisé en psychiatrie. Je ne dormais plus. A la sortie, le psychiatre m'a proposé une thérapie. J'ai accepté, durant plusieurs mois je l'ai vu, mais ça ne m'a pas guéri. 
            - Parfois, dans la journée, dit sa femme, il lui arrive de tomber évanoui. 
            - Et vous arrive-t-il aussi de pleurer? Tout à l'heure, il m'a semblé que vous étiez tout près de pleurer.
            - J'ai pleuré en 1996, quand nous avons dû abandonner Sarajevo. 
  Et alors, il a cette phrase étrange, que je note silencieusement :
            - Rien ne peut changer ce qui s'est passé. On ne peut que mentir pour s'en remettre."

jeudi 6 septembre 2012


Sale temps pour les braves de Don Carpenter aux éditions Cambourakis traduit de l'anglais par Céline Leroy

Sale Temps pour les Braves est un grand roman américain , très noir dont l'intrigue s'approfondit de réflexions philosophiques et qui met en scène des personnages psychologiquement inoubliables. Un livre fort publié en 1966 sous le titre : Hard rain falling.
 Dans le prologue, on croise les parents de Jack Levitt, fugueurs violents et paumés. Elevé à l'orphelinat, le premier chapitre le situe dans une salle de billard miteuse, trainant une déveine complète.L'ambiance est glauque, parfaitement bien rendue sur fond de voyous désœuvrés.  L' histoire se dessine par retour en arrière brassant l'enfer d'une vie pourrie dès le départ.
p24 "N'ayant jamais connu ses parents, il ne s'attendait pas à ce que l'avenir soit une répétition du passé qu'il ne pouvait pas se représenter - lui au moins avait une vision de l'avenir qui comprenait une sauvagerie gratuite, un enchainement de plaisirs allant grandissant, d'amour et de joies, et s'il fallait lutter pour l'obtenir, cela ne lui posait pas de problème ; il savait se battre pour avoir ce qu'il voulait."
Mais Jack n'est pas  un animal sauvage, c'est effectivement un type sans modèle qui sait parfaitement analyser les autres par instinct de survie. La prison lui a appris. 
D'abord en maison de correction, Jack a cerné les règles, la froide logique du monde carcéral. "Les hommes étaient des éléments dont il fallait s'occuper et qu'il fallait museler - l'essentiel était de ne pas les tuer, rien d'autre ne comptait. Jack ne comprenait pas cette dernière règle, et la seule façon pour lui de l'appréhender était de penser que, si les gardiens tuaient tous leurs prisonniers, ils se retrouvaient au chomage. Soit ça, soit ils n'avaient pas les tripes nécessaires; Il eut beaucoup de temps pour y réfléchir." Jack sait que la violence est en lui avec la rage d'un type enfermé dans une histoire tracée.  Quand il manque de tuer un gardien. il est mis au trou, cent vingt-six jours sans lumière et là Dan Carpenter nous livre des pages terrifiantes sur l'enfermement. 
Puis Jack va rencontrer Billy. Entre eux, une forme de "connection"  pleine de frustration et de tendresse qui lui donnera des clés, l'envie d'être libre et de se prendre en main, de refuser le destin tracé par la société. Là encore de très beaux passages sur l'amitié et l'univers carcéral. Mais peut-on échapper au déterminisme social? C'est sans issue, on referme le livre avec une grande amertume mais respectueux du talent de Dan Carpenter qui signe un roman populaire très abouti, riche et puissant.



 

mardi 24 juillet 2012


Les morues de Tition Lecoq aux éditions du Diable Vauvert

Avec sa couverture Barbie et son titre chick lit, je faisais ma bêcheuse devant ce livre que j'avais pourtant offert à ma fille sur les conseils de ma librairie préférée : la Folle Avoine. Les Morues est à la fois un livre grave et plein d'humour, qui parle sentiments amoureux et amitié,  lamine le couple et révise le féminisme, aborde des problèmes socio-économiques et traumatismes psychologiques. Ema se souvient de la soirée Kurt Cobein et de la présence de Fred avec son tee-shirt "In Utéro". Charlotte était là aussi, fiancée du nommé "Tout-Mou". Puis elle s'est tiré une balle dans la tête laissant à ses amis cet inévitable sentiment de culpabilité et les questions essentielles sur le sens de leur propre vie. Comprendre la mort de Charlotte est pour Ema l'occasion d' un vrai questionnement sur elle-même et son entourage. Pour le lecteur, c'est un éclairage passionnant sur les trentenaires.  Au rythme des passages dans le club des Morues qui s'est écrit une charte féministe hilarante de ce qui est permis ou non,  des filles se racontent entre amitié, choix et renoncements. Elles se battent surtout contre elles-même et leur furieuse tendance à se consumer sur place, s'observant sans complaisance dans leurs histoires de couples. Mon personnage préféré c'est Fred, celui qui pose la question de la réussite. Malgré lui parce qu'il est intelligent, il se retrouve au premier plan et tente d'y échapper. Plus difficile de se faire passer pour imbécile quand on est doué que doué quand on est un imbécile!
p 52 "Alors que l'absolue majorité de son entourage - allant de sa famille jusqu'à son institutrice de CP - considérait que Fred, après un certain nombre de brillantes réussites, avait définitivement sombré dans l'échec, lui-même préférait se dire que pour échouer, il aurait déjà fallu tenter quelque chose. Qu'il ait eu tous les outils pour "réussir" et qu'il ait délibérément choisi d'échouer était un scandale absolu qui faisait de lui un être à part - un paria. Fred s'étonnait encore que personne n'ait songé que le malentendu relevait peut-être de leur définition de la réussite. Pour tout un chacun "réussir" (en l'occurrence sa vie) semblait impliquer de faire "mieux" que les autres, être au-dessus. Pour Fred, "réussir sa vie", c'est-à-dire rien d'autre qu'en être satisfait, c'était avoir la même vie que tout le monde, sans rien justement qui le distinguerait. (...)
Mais par un curieux paradoxe, cette volonté d'être comme tout le monde suffisait à faire de Fred quelqu'un de marginal. Et chaque jour, il butait sur cette aporie."
 Le livre touche souvent des cordes sensibles avec la dérision en tonalité majeure. C'est réjouissant sans être parfait parce qu'il n'approfondit pas assez les sujets qu'il lance mais Les Morues cherchent juste à être fidèles à elles-mêmes sans donner de leçons. Idéal pour  les vacances et les hivers tristes, à lire toute l'année donc en écoutant quelques uns des morceaux de la bande son proposée à la fin de chaque chapitre.

vendredi 13 juillet 2012


Quand la lumière décline de Eugen Ruge traduit de l'Allemand par Pierre Deshusses aux éditions Les Escales

De 2001 à 2001,  Quand la lumière décline  remonte et descend le temps entre quatre générations d'Allemands de l'Est qui ont connu le Mexique, la Russie et la RDA. L'axe central reste l'anniversaire de l'arrière grand-père à la veille de la chute du mur de Berlin en 1989. Tout s'effrite, de la santé mentale au cancer qui ronge, les pilules sont dures à avaler. Quand le vieillissement  n'arrange rien, il vaut mieux perdre la boule que répondre aux questions que pose l'effondrement du communisme. Pour qui, pour quoi ces trahisons et condamnations? Chacun traine des horreurs dans des appartements biscornus où les fantômes du parti errent comme des cauchemars. L'ouest n'offre même pas l'espoir d'un monde meilleur. C'est une plongée vertigineuse dans l'histoire qu'on effectue avec ce livre labyrinthique. Les sept personnages ressassent la même scène laissant jusqu'au bout du livre un coin d'ombre que  leurs visions différentes n'arrivent pas à dissiper. C'est lugubre et crépusculaire. On comprend le temps et la distance qu'il faudra pour se désengluer de ces histoires familiales.   L'apaisement  ressenti par Alexander dans la toute dernière page bercé par  "la rumeur indifférente et lointaine de la mer" laisse le lecteur épuisé. Loin de tout, il arrive à retrouver des messages paternels que l'ombre du parti avait réussi à brouiller, le sentiment filial surgit salvateur.  C'est un livre dur, infiniment triste qui se place par sa qualité entre Good By Lenine et  Purge de Sofia Oksanen dans mon classement personnel d'autant plus que le procédé narratif est un peu le même que dans ce dernier. Un bon moyen pour les curieux de se remettre les "Tchev" en mémoire et quelques dates par cet ouvrage qui paraitra en Septembre pour la rentrée littéraire.



dimanche 8 juillet 2012


Nos (pires) meilleures vacances d'Agathe Colombier Hochberg chez Pocket


SOYONS PAS CHICK AVEC LA CHICK LIT
Si vous  réussissez à lire cette magnifique page de littérature jusqu'au bout, sans sourire sans vous ennuyer à mourir et que vous attendez la suite avec impatience ( mais là vous rêvez), vous êtes mûr(e), pour que je vous offre le livre d'Agathe Colombier Hochberg Nos (pires) meilleures vacances et sa suite non moins excitante Nos (pires) meilleures vacances à Los Angelès.
Je vous ai fait de la "Fred Lit ", et c'est mauvais comme il faut, enfin je crois avoir compris le principe. 

"L’arrivée s’était faite à l’aveuglette avec les enfants braillant à l’arrière. Bénédicte se battait avec la carte et Jeff pestait contre son GPS qui cherchait sa route au milieu de nulle part. Ils allaient retrouver Hélène pour un retour aux sources dans un endroit incroyable semblait-il. Elle s’était chargée de tout réserver connaissant leurs vies aux emplois du temps surchargés. Hélène, c’était l’amie fidèle, celle à qui Bénédicte racontait tout.  A quarante ans, Hélène avait enfin trouvé un prince charmant qui savait apprécier ses excentricités et sa générosité désordonnée. Son mariage serait une apothéose et c’est tout naturellement qu’elle avait demandé à Bénédicte de l’aider à l’organiser dans le Lubéron pendant ces vacances. Il y avait la Wifi , ce qui avait rassuré Bénédicte toujours accrochée à son indispensable smartphone depuis que ses grands avaient quitté la capitale pour faire leurs études de droit en province. Son premier mari l’avait quittée peu après la naissance de leur deuxième enfant, malade des responsabilités qu’il voyait se profiler. Quand une opportunité professionnelle s’était présentée en Martinique, il s’était échappé et  elle était restée seule pour élever les gamins . Après des longues années consacrées à son job et à ses petits, elle avait rencontré Jeff à une conférence d’hypnose alors qu’elle pensait que plus jamais un homme ne saurait l’aimer. Il avait été patient, plein de tact pour conquérir son corps blessé, éteint par le chagrin. Il la faisait rire avec des répliques de film qu’il glissait au détour d’une conversation où son sérieux aurait découragé le plus téméraire. Quand lors d’un séjour au ski, un malaise l’avait obligée à consulter un médecin et qu’il lui avait annoncé sa grossesse,  elle était encore loin d’imaginer que  des jumeaux naitraient joyeusement le 25 Décembre. Ambroise et Céleste tendrement accueillis par ses demi-frères avaient redessiné leur avenir.  Jeff travaillait à la maison ce qui avait permis à Benédicte de ne pas trop abandonner son cabinet de psychologue psychanalyste. Ils méritaient bien leurs vacances après ces trois ans effrayants entre leurs boulots respectifs et des jumeaux dynamiques, les séances de Powerplate pour garder sa silhouette que beaucoup de femmes lui enviaient. Hélène était la marraine de Céleste. Elle comptait bien garder les petits afin qu’ils puissent se retrouver à deux. Bénédicte s’imaginait, sans stress, comblée d’amour avec Jeff pendant qu’Hélène donnerait les premiers biberons à cinq heures du matin. Mais voilà, depuis trois jours qu’ils étaient arrivés dans ce mas au confort minimaliste qui plaisait tant aux parisiens en quête de simplicité, Hélène s’avérait introuvable et ils n’avaient pas encore fait l’amour une seule fois."  etc 
 La chick Lit par De moi

mercredi 4 juillet 2012


L'escalier de Jack de Jean Cagnard aux éditions Gaïa

Ce livre met son lecteur dans une situation compliquée... On se retrouve avec Le désert des Tartares dans une main, Le vieil homme et la mer dans l'autre et Sur la route de Jack Kerouac entre les dents. Tout ça dans un escalier.  Lequel relire en premier? Ensuite il m'a fallu fouiner sur le net pour trouver des vers d'Allen que j'appelle familièrement par son prénom alors que Ginsberg n'était pas jusqu'à aujourd'hui un intime de ma bibliothèque. Merci, j'aime les livres qui font changer de point de vue et apprennent quelque chose. Pour mieux entrer dans l'univers de Jean Cagnard, il faut indiscutablement se rapprocher de Jack et de son ami Allen sous peine de rester assis sur les marches de l'escalier à ne voir que le bout de ses semelles. Ce livre respire la jeunesse et la vitalité pourtant Jean Cagnard est né en 1955. C'est un sérieux argument de plus pour garder un Kerouac sur sa table de nuit comme élixir de jouvence. Par l'emploi du vous, on se retrouve engagés  dans des drôles de boulots avant de trouver le bon. Du premier travail à l' activité finale de poète, il y le cheminement d'un homme qui donne des coups de pied dans les fourmilières avec un joyeux enthousiasme démasquant la bêtise de l'ordre établi. Comment trouver la voix, la voie? Celle qui permettra de crier ses rages et ses impuissances. Du corps vivant de la femme où l'on pénètre comme dans un livre aux corps morts de nos pères qui nous ont irréversiblement abandonnés, Jean Cagnard balaye le monde avec l'humour d'un désespéré. C'est un bel hommage à cette période capiteuse où tout lâche entre l'adolescence et l'adulte, quand on attend de vous que vous donniez des signes d'assurance  (un peu comme l'ami de sa soeur qui y travaille) d'un avenir convenable. J'ai beaucoup aimé ce style qui explore tous les genres de la poésie au théâtre jouant sur les répétitions et les ressassements pour mieux planter les clous.
Cette idée de la bibliothèque intérieure et de ces livres vivants et sensuels comme des corps désirés évoque avec justesse les premiers émois littéraires si associés c'est vrai aux amours de jeunesse. L'impossible communication entre la mère et le fils définitivement d'un côté et de l'autre de la barrière font un écho tragique à cette puissante naissance.
p 125

"Vous les sortez de la bibliothèque. D'abord Des Souris et des Hommes et ensuite Le vieil homme et la mer.
De l'index, vous appuyez sur la tranche supérieure et vous les faites basculer chacun son tour.
Ce sont comme deux cavaliers qui viennent galoper entre vos doigts.
Et à présent vous avez dans la mains deux livres qui ne sont pas précisément des salades.
Rien à voir non plus avec deux seins qui se trouveraient quelque part dans le monde.
Ce sont simplement deux choses qui ont l'air de ce qu'elles sont : deux livres.
Vous n'êtes plus le même homme bien évidemment.
Un homme qui a deux livres dans les mains est bien différent de celui qui l'instant d'avant ne les avait pas.

Un homme
    deux livres en main

mercredi 13 juin 2012


Portrait de femme de Henry James traduit de l'anglais par Claude Bonnafont chez 10/18

S'embarquer dans ce roman magistral est envoutant malgré l'épaisseur et une histoire assez simple presque "fleur bleue". Isabel Archer, jeune orpheline américaine sans le sou, est emmenée par sa tante Mrs Touchett en Angleterre dans sa famille. A Gardencourt, son mari le vieux monsieur qui s'est fait une belle fortune personnelle dans la banque est très malade et son fils Ralph tuberculeux entretient avec lui des liens très forts. L'arrivée de cette jeune-fille à l'éducation américaine pleine d'idéaux et d'indépendance va réjouir les deux hommes qui chercheront à lui offrir une vie confortable afin qu'elle puisse réaliser ses rêves. Les femmes agissent, décident pendant que les hommes dans leur sillage jouent au chat et la souris. Isabel à la séduisante énergie teintée de franchise cherche sa vérité. Elle ne tarde pas à recevoir des propositions de mariage d'un Lord qu'elle éconduira dans un soucis de rester au contact du monde. Isabel refuse de céder à la facilité d'une vie tracée d'avance par la fortune et l'éducation là où bien des femmes auraient accepté sans condition de perdre un peu de leur liberté. Mr Goodwood, riche américain lui offre à son tour de l'épouser mais elle refuse demandant à son soupirant deux ans de réflexion pour mieux connaitre le monde. Cet homme là a l'opiniatreté d'un homme d'affaire mais un amour sincère qu'Isabel sent beaucoup trop possessif. C'est Osmond, veuf et père d'une gentille fille, qu'elle choisira. Présenté par la merveille de perfection qu'est sa grande amie Mme Merle, Isabel est séduite par cet homme cultivé, collectionneur, au dilettantisme calculé dont elle ne verra que trop tard le pervers intérêt pour sa fortune. Voilà, les principaux rouages de l'histoire sont jetés mais Henry James par une technique d'écriture particulièrement travaillée maintient du suspens tout le long du roman. De savantes mises en scène des différents points de vue ( surtout féminins, ceux des hommes restent toujours un peu flous) éclairent progressivement le drame, le secret qui se joué à l'insu de l'héroine; Beaucoup d'émotions malgré l'incroyable retenue des dialogues, la place que Henry James laisse aux lecteurs pour imaginer ce qui se trame. C'est brillant. Et la fin nous laisse les bras ballants devant une Isabel qui repart pour on ne sait quelle folie. Entre Jane Austen, Musil et Virginia Woolf,  il y a là un livre sublime.

 

 

dimanche 13 mai 2012


Les mouflets de Susan Minot coll du monde entier chez Gallimard

Ingrid Thobois ( auteur de Sollicciano chez Zulma) est une sacrée lectrice. En déjeunant ensemble, c'est une véritable salade de livres que nous avons savourée. Elle nous a parlé avec enthousiasme de Susan Minot. Il y avait Mouflets prix fémina étranger 1987 à la bibliothèque de Villefranche. Un merveilleux conseil pour ce roman familial à la fois léger et essentiel même si je crois me rappeler que celui-là, elle ne l'avait pas lu (il y en a d'autres à découvrir donc!). 
Un père assoiffé, une mère dénommée Rosie (à cause d'African Queen et Humphrey Bogart un peu porté lui aussi sur la boisson) et leurs sept mouflets dans les Etats Unis de Février 1966 à Mai 1979. L'enfance prend corps dans un quotidien fait de fermetures à glissière, de petites vacances, jeux et disputes, repas de Noël. Tout est profondément juste jamais trop écrit. Le monde des adultes fait des brèches dans l'univers clos de la fratrie si impénétrable dont le regard acéré capte cependant l'essentiel d'une solitude, d'un désespoir enfoui. Jusqu'au dramatique accident de maman qui fait que dans chaque jour qui se lève "plus rien n'était comme avant". Le drame exaspère les failles, les personnalités s'individualisent de fêtes en accidents, d'éloignements en tentatives de réparation. C'est magistral tant au niveau de l'écriture qui change de point de vue, se place dans un des enfants ou s'en écarte pour jouer le jeu de la narration que dans le pouvoir d'évocation formidable que Susan Minot arrive à donner à des scènes simples. C'est là que la famille puise sa force simplement  dans sa façon unique d'être banale. Jamais larmoyant, souvent drôle, on a là un portrait de père finement dessiné, des enfants palpables sous les mots et une mère pleine de charme que trouble avec sensibilité un immense désarroi.

vendredi 13 avril 2012


Opium Poppy de Hubert Haddad aux éditions Zulma

L'enfant ne sait plus comment il s'appelle. Est-ce qu'un jour il a eu un nom? L'Evanoui? Un sobriquet. Alam, le nom de ce frère borgne jamais soumis, mort d'avoir trahi, mais qui trahit-on dans un monde aussi brutal? Dès l'origine "entre la mosquée des marchands de pétrole et cette bordure de désert, la vie n'était qu'une interminable érosion épiée par la violence aveugle du ciel". Pas d'école, pas de tendresse, une solitude infinie, l'enfant grandit, grain de sable dans le désert balloté au gré des évènements. Le père meurt, le frère rejoint les insurgés et la belle Malalaï, soleil de beauté est détruite pour avoir osé fréquenter l'école publique. C'est un livre terrifiant parce qu'il est sans espoir, l'enfant est irrémédiablement en fuite corps et âme, le coeur perdu vidé, déserté, inhumain. L'écriture fait jaillir au détour des phrases des images somptueuses. La construction labyrinthique lève progressivement les ombres innommables de l'histoire de cet être né de la guerre, avec elle et en elle. Ce livre ne veut pas informer de manière historique sur la situation en Afghanistan, il parle plutôt de l'origine de la violence en nous laissant démunis,les yeux ouverts sur le cauchemar. 
"D'une seule aile, le crépuscule recouvrit  les contreforts du Goudahar. On entendit le cri d'un aigle ravisseur au zénith où se concentrait l'ultime éblouissement de ce jour. Vêtus d'habits grisâtres, les paysans ne se distinguaient plus des buissons d'épines et des arbustes calcinés, dans la cendre soulevée de leurs pas. Leurs ombres s'allongeaient jusqu'à lui, effrayantes comme des mortes qu'on traîne. Rien ne l'étonnait de la brutalité sourde des choses. A son âge, le monde entier était comme la maison du père. Dans la nuit montante, une fois de plus, l'enfant rentrait en silence à la suite du vieil homme et du grand frère désinvolte qui butait sur les cailloux et arrachait d'un bond les dernières feuilles d'un bouleau étique ou d'un amandier. Déjà les cubes serrés des masures se profilaient, dés ou dominos géants sur cette marche oubliée des montagnes." p34

 

dimanche 8 avril 2012


L'état des sentiments à l'âge adulte de Noémi Lefèbvre aux éditions verticales

Scène de ménage, elle part, c'est simple. Il était chef de vente et quand il avait du boulot, il savait que c'était un boulot de merde...Maintenant il en redemande, il est motivé Jean-Luc pour sortir de sa condition de chômeur tandis qu'elle pense "nouvelle vision" et que les sentiments auxquels elle s'accroche sont ceux d'une vie d'avant. "Pourquoi le temps qui a passé laisse dans le présent les sentiments d'avant, j'en sais rien. En regardant ma nouvelle vision je me disais la vie déconne, elle devrait effacer ce qu'elle permet plus au lieu de laisser traîner les intensités d'un temps perdu qui serait toujours là. Pourquoi le sentiment insiste et continue à se souvenir de lui-même et s'enrouler en spirales infinies alors que c'est plus comme avant, plus aucune circonstance, plus rien qui reste des futurs possibles puisque c'est déjà  passé,  les futurs?" p21
Jean-Luc c'est un stéréotype à l'état brut  un laminoir extraordinaire. Sortir du piège, retrouver sa liberté, être le soi qu'on est mais pas le personnage qu'on se fait ou que la société nous construit: " Tout de même, je me disais que j'étais quelqu'un comme n'importe qui d'estimable, je voulais m'estimer". La crise. C'est dans le travail social que l’héroïne du livre, quelque part à une distance raisonnée du cul des vieux reprend pied dans le monde. Diplômée de sciences sociales, bac plus cinq, l'entretien d'embauche est une scène d'anthologie. Son vieux s'appelle Victor Hugo et avec Mariama,  elles se partagent les heures à ses côtés. A 93 ans, il faut se détacher et s'attaquer aux dernières volontés. Jamais mièvre, Noémi Lefèbvre crée des chocs, dans un style rugueux et des phrases tellement longues que parfois on cherche de l'air noyé de mots. C'est captivant et merveilleusement libérateur.
"Le type devant sa page avec ça comme phrase, la joie pluvieuse te revient qui serait la seule chose à dire, ça m'a fait penser aux dernières volontés. Pour la seule chose à dire et les dernières volontés il faut bien avoir une idée de ce qui compte, ce qui compte on ne le sait pas avant d'avoir cessé de vouloir compter et pouvoir compter, quand on veut plus compter et qu'on peut plus compter comme vouloir courir et pouvoir courir. Je me disais, cette volonté de compter doit empêcher de voir ce qui compte, on se fait croire à ses croyances et on s'explique par ses explications et on se rassure dans son assurance et tout ça pour compter, on se persuade d'être persuadé pour compter, je me disais."
Rien de tel qu'un Victor Hugo pour se délester d'une vie. De chapitre en chapitre, Noémi Lefèbvre parcourt les chemins mystérieux de l'amour, de la mémoire alternant les monologues, les échanges avec son vieux, l'observation respectueuse de Mariama. Ce texte où l'humour tient toujours le désespoir à distance est très maîtrisé, vraiment à découvrir en cette période correctement électorale, un souffle  libre et humain, comme une charge d'éléphant.


 

jeudi 15 mars 2012


Le dernier contingent de Alain Julien Rudefoucauld aux éditions Tristram

On peut écrire de belles phrases sur la misère humaine pour réveiller les consciences et par la même interroger le Français caché dans une campagne bucolique où ses enfants s'ébattent en toute innocence. En général, on préfère, ça fait moins mal. Alain Julien Rudefoucauld, lui,  a choisi l'horreur de l'éructation.  Il vomit des mots de colère, de peur, d'animaux pourchassés. L'effet est garanti, le résultat déstabilisant. Au bout de 225 pages je suis épuisée, j'ai envie que ça s'arrête et je n'ai pas envie d'y croire  à ce monde où plus rien ne fonctionne. C'est une autre planète. J'admire le tour de force d'une écriture à vif, irrespirable. Tous ces mômes martyrisés par la violence sexuelle, familiale, sociale qui n'ont autour d'eux que des adultes fantomatiques, robotisés par le système judiciaire et pénal sont dépecés sous nos yeux de voyeurs incrédules. Quel message veut faire passer Le dernier contingent? Est-ce qu'on lit pour se faire mal?
En même temps, je continue, c'est irrépressible. La puissante évocation de ce monde où Alain Julien Rudefoucauld bouleverse les gens en en leur mettant le nez là où ils ne veulent surtout pas le mettre. Il confirme qu'un des rôles de la littérature est de nous faire vivre d'autres vies et de nous en faire comprendre les ressorts. Il nous lie à ce roman techniquement par des phrases très ponctuées et infinies qui se relaient d'un personnage à l'autre. Un roman météore dans une tendance à la littérature auto-fictionnelle, peut-être même compassionnelle avec des styles d'écriture bien sages comparés au Dernier contingent... Allez bonne lecture, ce livre mérite bien qu'on s'y blesse.

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dimanche 26 février 2012


Il faudrait m'arracher le coeur de Dominique Fabre aux éditions de L'Olivier

Sélectionné pour le prix France Culture Télérama


Il y a des jours où les piles de livres affolent, où l'on voudrait avoir fini avant d'avoir lu. Mais il y a des livres qui font de la résistance, ceux que l'on repose d'impatience ou que finalement on lit doucement pour apprécier pleinement leurs qualités. Il faudrait m'arracher le cœur impose son rythme grâce à la très belle écriture de Dominique Fabre. Trois nouvelles distillent lentement une nostalgie des années quatre-vingt. En menus instantanés, polaroids redécouverts dans une mémoire à vif, le narrateur est un témoin silencieux, indécis presque là par hasard encore à tâtonner sur les murs de sa vie adulte. Il y a ce jeune homme qui par deux fois tente de mettre fin à ses jours par amour, il le sauve, plus perdu que lui au fond devant une porte d'appartement en bois clair et le service des urgences. Des questions qui ne sont pas posées et la vie s'écoule, c'était avant, "il faudrait s'arracher le cœur". Des personnages qui cherchent à fuir comme ce père dans "Je crois que je vais devoir vous quitter" et la grand-mère dont la mémoire s'échappe dans "Qu'est-ce que je voulais dire?". Ils sont pathétiques, si désarmés et les regrets du narrateur entre chaque ligne font sourdre une tristesse mélancolique qui donne toute la tonalité de ce beau livre et du sens au travail d'écriture.

"Au bout d'un certain nombre d'années, tous les mots vous font penser à des gens, et les gens disparaitront, mais pas les mots. Les mots ne disparaitront jamais tout à fait. Alors, on croit savoir ce qu'il nous reste à faire de notre vie." p47

 

samedi 11 février 2012


Les séparées de Kethavane Davrichewy aux éditions Sabine Wespieser

Deux époques, deux filles, tous les tubes des années 80, ce livre a la couleur d'une génération.  Rien qu'en lisant les deux premières pages, qui ne se retrouve pas immédiatement plongé dans l'explosion de cris et dans l'ambiance de l'élection de François Mitterrand? Alice et Cécile sont devenues amies à la maternelle. De deux milieux très différents, elles ont traversé l'enfance dans leur monde, sur le mode fusionnel, se trouvant chacune des raisons de se plaire. Trente ans plus tard Alice feuillète dans un journal  une rétrospective des années quatre-vingt.  Elle s'interroge sur les raisons de sa rupture avec Cécile alors qu'elle est en train de quitter son mari.  Cécile, elle, a eu un accident de voiture. Elle est à l’hôpital dans le coma et pendant que s'agite autour d'elle sa famille, elle n'a qu'une personne en tête Alice . Qui trahit qui et comment la vie trouve le moyen de séparer ceux qui s'aiment. Les maris, les enfants, et les deuils qui engloutissent des grandes parts de nous-mêmes, petits renoncements, admiration qui se mue en envie, rivalités professionnelles et amoureuses. Parce qu'il y a aussi Philippe qu'elles adorent, sur lequel elles fantasment, le premier homme de leur vie. Subtilement en faisant dialoguer intérieurement ses deux personnages, Kethevane Davrichewy réussit un montage savant où l'émotion nous tient du début jusqu'au regard final. 

p11 :"Les disques de Julien Clerc passaient en boucle. Dès qu'elles étaient seules, Alice et ses sœurs montaient le son. Les chansons du dernier album faisaient l'unanimité alors que leurs goûts différaient en tout. Elles se mirent à hurler : 
        Mais elle est
        Ma préférence à moi
Le lendemain, les images de la  Bastille furent retransmises à la télévision. Ses parents étaient au premier rang, hilares sous la pluie. Dans l'école catholique où elle était inscrite  pour sa proximité plus que par conviction religieuse, cela fit sensation.
Alice se réjouit de prendre part à un évènement historique puis les réflexions fusèrent. Elle était passée dans le camp ennemi. Les familles de la plupart de ses camarades étaient prêtes à quitter le pays, Alice se risqua à argumenter, créant des tensions inutiles. Les épreuves de Français approchaient.
Elle cessa de parler politique en classe. Cécile et elle, se consacraient à leurs projets artistiques et s'aimaient tendues vers le même idéal dont le visage leur échappait mais qui les aspirait."

Cette semaine le 9 Février 2012, Kethavane Davrichewy était à  "la grande table" sur France Culture avec Alain-Julien Rudefoucauld pour Le Dernier Contingent.